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Enquête
"Des collègues ont la boule au ventre le matin" : 15 ans après les suicides chez France Télécom, Orange fait-elle face à une nouvelle crise sociale d'ampleur ?
Cette enquête commence près de Rennes à Cesson-Sévigné où nous avons rencontré la veuve d’un salarié d'Orange qui s’est suicidé en 2023. Philippe Le Gall avait 53 ans, dont 32 passés chez Orange. À l'époque, il rentre comme fonctionnaire chez France Télécom. Il gravit tous les échelons jusqu'à devenir ingénieur. Un métier qu'il adorait, raconte sa veuve Pascale Provot : "Quand on discutait travail, c'était toujours 'Orange, Orange, Orange', il reconnaissait que c'était un chouette métier et qu'il n'avait pas à se plaindre."
Pourtant, le 13 septembre 2023, l'ingénieur met fin à ses jours après une tentative de suicide un mois plus tôt. "Quand je suis rentrée, il était en train de tourner dans le garage, je lui demande ce qui ne va pas. Il me dit qu'il a voulu se suicider, raconte Pascale. Je lui dis "mais pourquoi, tu n’es pas bien là ?" Et il me répond : 'Non, je n'arrive plus à gérer mon travail. Je n'arrive plus à faire la part des choses.' Je lui dis qu'en fait, s'il m'en parle, c'est pour me mettre au courant et qu'il ne le fera pas... Il me répond : "Oui, oui, c'est un appel au secours.' Et puis, en fait, il l'a fait. Et il a fait exactement ce qu'il m'avait dit."
Ce jour-là, Philippe Le Gall se pend dans son garage. Son nom s'ajoute à la longue liste des suicides et des tentatives de suicides chez Orange. Une trentaine au total depuis deux ans sur 65 000 salariés, selon les syndicats.
Une entreprise en pleine restructuration
Les causes d’un suicide sont évidemment souvent multiples mais dans le cas de Philippe Le Gall, le lien entre son geste et son activité professionnelle ne fait aucun doute. Le suicide est requalifié en accident du travail. En octobre, Pascale Provot reçoit une lettre de l'assurance maladie qui l'"informe que le décès qui a suivi l'accident de Monsieur Philippe Le Gall fait l'objet d'une prise en charge dans le cadre de la législation relative au risque professionnel".
La branche dans laquelle Philippe travaillait était visée par un plan de départs volontaires avec 640 postes supprimés, dont une quarantaine de salariés qui restent aujourd'hui à reclasser. Philippe avait peur de perdre son travail témoigne un de ses collègues. "L'activité de Philippe était sur des réseaux un peu plus anciens qui étaient en décroissance parce que maintenant les nouvelles technologies, c'est le cloud, explique Christophe Cariou. Le métier de Philippe allait disparaître à moyen terme, on va dire".
Pour suivre les évolutions technologiques, Orange est en pleine restructuration et beaucoup de salariés s'inquiètent. Plusieurs rapports de médecins du travail écrits en 2023 et que nous avons pu consulter en témoignent. Ils montrent un accroissement de la charge de travail, une incertitude sur l'avenir des emplois et des objectifs flous.
Le tout dans un climat social délétère, à en croire ce salarié, qui travaille en région parisienne qui témoigne anonymement : "J'ai des collègues, en discutant avec eux, ils m'ont dit : 'Moi, j'ai la boule au ventre le matin.' Certains et certaines sont revenus de burn-out. On entend parler de réorganisation de l'entreprise, de services qui doivent s'adapter, de métiers qui doivent bouger. Et, surtout, derrière, on n'a pas une très grande communication de la part de la direction pour expliquer les grands projets".
"On est en 2024. Avoir encore des gens qui se suicident à cause du travail, en tout cas en bonne partie à cause du travail, ce n'est pas quelque chose qui est logique et qui est entendable."
Un salarié d'Orangeà franceinfo
Les syndicats ont peur que cette vague de suicides à France Télécom il y a quinze ans se répète. Ils ont établi une liste des victimes et voient un lien avec les restructurations en cours et réclament un moratoire. La direction refuse.
Le sujet évoqué en conseil d'administration
Face à ces accusations, la direction d’Orange se défend. "L'entreprise doit se transformer", répond Vincent Lecerf, directeur des ressources humaines chez Orange sur la question des restructurations. Les suicides sont suffisamment pris au sérieux pour que le sujet ait été évoqué en conseil d'administration en octobre.
Et pour chaque drame, une enquête est lancée. "On a mis en place depuis nombreuses années et après la crise de 2009, des dispositifs de prévention des risques, d'accompagnement des équipes, de soutien, qui sont exceptionnels en termes de moyens, explique Vincent Lecerf. Ce sont 500 personnes qui travaillent sur la prévention des risques, plus de 50 médecins, des psychologues, assistantes sociales, ingénieurs sécurité."
"On porte une attention toute particulière, notamment dans le dialogue social, pour prévenir au mieux tous nos risques."
Vincent Lecerf, directeur des ressources humaines chez Orangeà franceinfo
Cet accompagnement fait dire à la CFDT, contrairement aux autres syndicats, qu'il ne faut pas faire de parallèle hâtif avec la crise sociale chez France Télécom à la fin des années 2000 même s'il reste vigilant. D'ailleurs sur cette crise des années 2000, la Cour de cassation doit examiner, mercredi 13 novembre, les pourvois de l'ex-PDG de France Télécom Didier Lombard après sa condamnation en appel pour harcèlement ayant abouti à une vague de suicides.
Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute(Nouvelle fenêtre) est joignable 24 heures sur 24 et sept jours sur sept au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère de la Santé(Nouvelle fenêtre).
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