Malaise dans le monde de la justice : les jeunes magistrats en première ligne
Trois semaines après une tribune dans le journal "Le Monde" où ils dénoncent leur souffrance au travail et la perte de sens de leur métier, les magistrats se rassemblent mercredi devant les tribunaux pour réclamer des moyens "dignes" pour la justice.
Les magistrats sont dans la rue mercredi 14 décembre, ce qui est très rare. Une journée de mobilisation dite "générale" de la profession, rejointe par des greffiers et d'autres fonctionnaires de la justice, ainsi que les avocats. Au total, dix-sept syndicats et associations se sont joints à l'appel. En région, les rassemblements sont prévus devant les palais de justice mais à Paris, les manifestants seront devant le ministère des Finances en milieu de journée. Car le malaise de la profession provient, selon ces professionnels, des budgets et des effectifs très insuffisants. Aux prémices du mécontentement, une simple tribune, publiée il y a trois semaines dans le journal Le Monde à l'initiative de neuf jeunes juges qui disent avoir eux-mêmes été surpris et dépassés par le succès de leur entreprise.
Plus de 7 700 signataires
Aujourd'hui 7 735 magistrats - deux tiers de la profession - ont apposé leurs noms au bas de cet appel presque synonyme d'appel de détresse. Ces jeunes juges et procureurs disent se trouver dans un dilemme infernal : soit ils jugent vite et "vident les stocks", comme on le dit dans leur jargon, c'est-à-dire qu'ils réduisent le nombre de dossier en attente. Mais dans ce cas, ils avouent juger mal, sans écouter les justiciables, au chronomètre. Soit, ils prennent le temps d'écouter les victimes et les prévenus, mais dans ce cas ils le font dans des délais qui s'allongent et deviennent insupportables pour toutes les parties. On a ainsi récemment vu des juges renvoyer des audiences en 2023 ou même en 2024 tant les agendas débordent.
Les neuf auteurs de cette tribune ont réagi après le suicide à l'été 2021 d'une de leurs collègues Charlotte, 29 ans, dans la juridiction de Béthune. Charlotte avait alerté plusieurs fois sur sa situation de détresse au travail incapable de rendre une justice de qualité. Elle était juge placée, en somme remplaçante. Elle est devenue le symbole du burn out de la profession. "Au-delà de la souffrance qu'avait exprimé Charlotte, on avait eu aussi envie de dire qu'elle n'était pas seule, explique Manon Lefebvre, substitut du procureur à Boulogne-sur-Mer et qui a été avec Charlotte à l'Ecole de la magistrature, puis ensuite en juridiction à Marseille. Elle avait envie de bien faire son travail. Elle s'est heurtée à l'impossibilité de le faire correctement, évidemment que cela crée de la souffrance."
"On a rejoint ce métier pour rendre la justice correctement : constater que l'on n'y arrive pas, c'est très difficile."
Manon Lefebvre, magistrateà franceinfo
"Il faudrait ne pas dormir la nuit, travailler sur ses week-ends ou ses vacances, et même encore là, je pense qu'on n'arriverait pas à rendre une justice telle qu'on devrait arriver de la rendre, poursuit Manon Lefebvre. Il y a parfois un sentiment de honte de se dire ce n'est pas un travail de qualité Je sais qu'un justiciable va en pâtir et je n'ai pas le choix. Lorsqu'on divorce des personnes ou lorsqu'on statut sur des impayés de loyers, c'est prendre des risques sur la vie des gens."
Au fond du problème, selon Manon et les autres, il y a le manque de magistrats. Il y a 8 600 juges pour 67 millions d'habitants. La France est juste devant la Pologne en queue de classement des budgets de la Justice en Europe. Il y a moins de 5 euros de dépensés par habitant par an alors que la moyenne européenne est au dessus de 7euros.
Épuisement et perte de sens
Cette justice paupérisée est une réalité que les jeunes juges sortis d'école prennent en pleine face quand ils la découvrent. Après 31 mois de formation et des années d'efforts, c'est la désillusion ou la claque. Par exemple, un futur juge apprend à l'école de la magistrature à rédiger des motivations pour chacun des jugements qu'il rend pour expliquer ses décisions. La réalité une fois en poste c'est qu'ils n'ont pas le temps et doivent se contenter de deux ou trois lignes. "On n'avait pas signé pour ça", disent en substance ces jeunes. Certains en viennent même à démissionner, comme Floriane Chambert après deux ans d'exercice et quelques mois d'arrêt maladie : "Il y a un monde entre ce qu'on nous apprend à l'école et ce qui est la réalité de l'exercice. Le fait d'avoir si peu de temps pour écouter ne serait-ce que le justiciable est une sorte de maltraitance. En fait, on ne leur donne pratiquement pas la parole. Il y a des dossiers où ça ne dure que quinze minutes, ce n'est pas sérieux. Comment on peut dire que c'est une bonne justice qu'on rend quand on rend justice à minuit alors que ça fait 14 heures qu'on est assis sur le même siège. Ce fut une frustration au quotidien. Cautionner tout ça, c'était insupportable."
"J'ai vécu une perte de sens. Je me suis dit je n'aide pas les gens en exerçant ce métier. Ce qui est quand même un comble parce que c'est la raison pour laquelle j'ai voulu être magistrate."
Floriane Chambert, ex-magistrateà franceinfo
Des jeunes juges qui se disent déçus et frustrés. Les langues se délient dans toute la profession de façon complètement inédite. On a ainsi vu apparaitre un hashtag très relayé sur les réseaux sociaux ces derniers jours : #justicemalade
La désespérance des acteurs de la justice
Chose exceptionnelle, la plus haute juridiction du pays vient de dire son soutien aux magistrats mobilisés : les magistrats de la Cour de cassation sont sortis de leur traditionnelle réserve pour adopter une motion en assemblée générale pour dénoncer la désespérance des acteurs de la justice.
La motion historique adoptée ce matin par les magistrats de la Cour de cassation en assemblée générale : "affirmons solennellement que la Cour de cassation ne saurait rester silencieuse à l'heure où la désespérance touche celles et ceux qui tentent de faire œuvre de justice" pic.twitter.com/vDDN2fw7K4
— SMagistrature (@SMagistrature) December 13, 2021
Cette désespérance, ceux qui assurent la formation continue des magistrats en exercice la mesurent quotidiennement. C'est quand ils arrivent en stage de formation à Paris que les professionnels s'autorisent à craquer. "C'est un espace de liberté où les collègues viennent vider leurs sacs à dire des choses qu'ils ne pourraient pas dire en juridiction", raconte Youssef Badr, cadre à l'Ecole de la magistrature, ancien porte-parole du ministère de la Justice et signataire, lui aussi, de la tribune. Pendant les stages, les magistrats "racontent ce qu'ils vivent au quotidien, on est parfois abasourdi de ce qu'on entend. Les exemples se déclinent à la pelle".
"Le fait d'avoir des audiences tardives, c'est anormal pour les magistrats évidemment, mais pour le justiciable qui a fait 48 heures de garde-à-vue, a vécu l'attente la nuit au dépôt, est inquiet pour son avenir, n'a pas mangé et ne s'est pas changé, c'est anormal dans un pays comme la France."
Youssef Badrà franceinfo
"Ce sont des choses connues depuis très longtemps, poursuit Youssef Badr. Allez voir une audience et regardez le nombre de dossier et le temps que met le magistrat, s'il ne veut pas juger des gens à 23 heures ou minuit, c'est vertigineux." Un vertige, un message que le garde des Sceaux dit entendre et prendre en compte. Eric Dupond-Moretti qui, lundi, lors d'une conférence de presse, a tenu à rappeler que le budget de la Justice n'a jamais autant augmenté que ces cinq dernières années. Il explique avoir réparé les urgences les plus criantes. Il entend continuer le travail avec ses "états généraux de la justice", lancés en octobre. Des états généraux pourtant boudés, boycottés, même, parfois, par les magistrats.
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