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Reportage
Explosions au port de Beyrouth : Tarek Bitar, ce juge "totalement indépendant", qui suscite l'espoir des familles de victimes
Deux ans et demi après l’explosion du port de Beyrouth qui a tué au moins 218 personnes, l’enquête piétine et le pays s'enfonce dans une crise économique, politique et judiciaire. Une réunion internationale se tient lundi 6 février à Paris pour renforcer l'aide de la communauté internationale pour la formation d'un nouveau gouvernement. Sur le plan judiciaire, un homme tente de faire avancer les choses : Tarek Bitar, le juge d’instruction chargé de l’enquête, réputé incorruptible.
Pour comprendre l’espoir que ce magistrat suscite, il faut se rendre au bord d’une autoroute défoncée, face au hangar bourré de nitrate d’ammonium qui a explosé le 4 août 2020. Chaque mois, les familles de victimes allument des bougies en mémoire de leurs proches disparus. Tous apportent leur soutien au juge Bitar, à l'image de Georges, qui a perdu sa fille de 22 ans dans l’explosion. " Ma fille venait d’entrer à l’hôpital pour commencer son travail. L’explosion a eu lieu à 18h07, il était 18h, raconte-t-il. Je suis arrivé 20 minutes plus tard. Elle est morte devant moi. Ces images, je ne les oublierai jamais. Ça fait deux ans et demi et toujours pas de justice."
"Je suis très en colère, mais je n’abandonnerai pas. Et puis Tarek Bitar se bat à nos côtés pour que la vérité éclate. Il est l’espoir qu’un jour, nous obtiendrons justice."
George, père d'une victime de l'explosion du port de Beyrouthà franceinfo
Le juge Bitar est, pour les familles de victimes, celui qui n’a pas hésité à engager des poursuites pour "homicides" contre des politiciens et de hauts gradés, aux affaires au moment du drame. Parmi eux, l’ancien Premier ministre Hassan Diab ou encore le procureur général du Liban. Du jamais-vu dans le pays.
Un juge "totalement indépendant"
À 48 ans, Tarek Bitar est un homme discret à la parole extrêmement rare. Il subit des pressions politiques et des menaces et bénéficie d'une protection militaire permanente. Même ses collègues magistrats refusent de s’exprimer à son sujet, le climat est beaucoup trop tendu. Une juge a tout de même fini par accepter de nous parler, à condition de rester anonyme : "C’est un juge exceptionnel, du seul fait qu’il est en train d’investiguer dans un dossier extrêmement dangereux. C’est le dossier le plus important et le plus dangereux de l’histoire de la justice libanaise. C’est un juge totalement indépendant. Il fait face à tous les politiciens. Il n’a pas froid aux yeux. Il fonce jusqu’au bout. Il se sent, à fond, responsable de dire la vérité, chose très rare au Liban dans les grands dossiers politiques. Depuis des décennies, c’est l’impunité qui règne dans le pays."
"Les politiciens nomment une grande partie des juges, qui en retour, protègent leurs intérêts. Et du coup, dès qu’une enquête s’attaque à des personnalités de premier plan, elle est presque systématiquement enterrée."
Une juge libanaiseà franceinfo
Selon Wissam Lahlam, juriste et membre de Legal Agenda, une ONG libanaise qui lutte pour l’indépendance de la justice, le juge Bittar représente une menace inédite pour la classe politique libanaise : "Les leaders politiques au Liban sont issus de la guerre civile libanaise. Certains d’entre eux ont commis des crimes de guerre. Ils n’ont pas été tenus responsables pendant la guerre civile. Ils n’ont pas été tenus responsables durant les années 90. Il y a une impunité totale, affirme-t-il. Donc, après l’explosion du port de Beyrouth, ils sont choqués, car c’est la première fois qu’un juge essaye de dire : non, vous êtes responsables. Il faut se soumettre à la loi et à la justice. Car des documents attestent que les politiciens et les hauts fonctionnaires accusés par Tarek Bitar savaient que des centaines de tonnes de nitrates d’ammonium étaient stockées dans un hangar du port, sans aucune mesure de sécurité."
"Le Hezbollah, ce n’est pas la société de Saint-Vincent-de-Paul"
Que risque Tarek Bitar en s’attaquant à l’establishment au pouvoir ? L’histoire récente du Liban reste marquée par des dizaines d’assassinats politiques, de journalistes, d’intellectuels, et même de présidents de la République, plus de 200 sur les 80 dernières années. Alors certains comme Wissam Laham craignent tout simplement pour la vie du juge : "Il ne faut pas oublier qu’il a été menacé par le Hezbollah. Et le Hezbollah, ce n'est pas la société de Saint-Vincent-de-Paul ! Ils ont des activités militaires un peu violentes."
Le juge Bitar le sait bien. Il sait aussi que même s’il arrive à boucler son instruction, l'enquête devra ensuite être présentée à un tribunal, composé de juges qui subiront eux aussi des pressions politiques. Des magistrats qui risquent de se montrer beaucoup moins courageux que Tarek Bitar. Ils peuvent invalider son d'acte d’accusation, ou tout simplement le ranger au fond d’un tiroir. Le 24 janvier, le parquet de Beyrouth a d'ailleurs invalidé l'inculpation par le juge Bitar du procureur général et de trois magistrats dans l'affaire de l'explosion. Tant que la justice ne sera pas totalement indépendante au Liban, l’enquête sur l’explosion du port n’a pratiquement aucune chance d'aboutir.
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