Reportage
"Kaïs Saïed est dans sa tour d'ivoire" : à quelques jours de l'élection présidentielle en Tunisie, les électeurs sont désabusés

Élu démocratiquement en octobre 2019, Kaïs Saïed verrouille l'élection présidentielle de dimanche.
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Le président tunisien Kaïs Saïed, le 2 septembre 2020 à Tunis. (FETHI BELAID / AFP)

En Tunisie, l’élection présidentielle de dimanche 6 octobre est jouée d’avance. Le sortant, Kaïs Saïed, au pouvoir depuis 2019, s’est employé à concentrer tous les pouvoirs. Il a méthodiquement fait disparaître toute forme d’opposition et mis la justice au pas. Une dérive autoritaire qui laisse les Tunisiens désabusés alors que la majorité d’entre eux se préoccupe avant tout de sa survie économique.

Dans la ville d’Ariana, au nord de Tunis et plus particulièrement dans le quartier déshérité d’Al Mansoura. Sur le trottoir défoncé, à l’entrée d’une petite épicerie, ils sont cinq ou six à tuer le temps avant la prochaine descente de police.

Parmi eux, Wael ne connaît qu’un seul candidat à la présidentielle : "Kaïs Saïed, et c'est tout !" Comme beaucoup ici, il ne sait pas qui sont les deux candidats d’opposition rescapés de la chasse aux sorcières menée par le pouvoir.

"Il n'y a pas de travail ici !"

Il faut dire que l’un d’entre eux est en prison, condamné à douze ans pour falsification de parrainages. Et que personne n’a fait campagne : pas de meetings, pas de débat à la télé, pas de panneaux d’affichage… Wael fait partie de ceux qui ont voté Kaïs Saïed en 2019 mais qui ne croient plus au redressement du pays. Deux fois il a pris clandestinement la mer pour tenter de faire sa vie en Italie. Deux fois, il a été arrêté et ramené en Tunisie : "Quand on revient, ils font une enquête sécuritaire et puis ils nous renvoient dans nos quartiers. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Il n'y a pas de travail, ici ! On tombe en dépression ou on fait des crises et on attend de repartir. Pourquoi on ne nous propose rien ? Ça, c’est un problème que Kaïs Saïed ne veut pas voir." En cinq ans tout s’est dégradé : pénuries alimentaires, inflation, chômage à 16%.

Un peu plus loin dans la même rue, Moez, la cinquantaine, survit en vendant des sodas et des confiseries. Il ne digère toujours pas le refus de la banque à qui il demandait un prêt de 2 000 euros pour monter son affaire : "Kaïs Saïed est dans sa tour d'ivoire, il essaie de corriger certaines choses, mais nous, on n'est pas concernés ! Si je vote, est-ce que ma situation s'améliorera ? Je ne crois pas… On vit en marge de la société, personne ne nous aide. Ma mère doit se faire faire une prothèse du genou mais quand elle est allée à la Caisse de solidarité sociale, ils lui ont donné 1 000 dinars, alors que l'opération coûte 12 000 dinars. On est marginalisés et on est fatigués."

Les habitants d'Al Mansoura ne s’intéressent plus à la politique. La majorité n'ira pas voter. Aux dernières élections, l'abstention, sur l'ensemble du pays, avait déjà frôlé les 90 %.

"Le pouvoir despotique d'une seule personne"

Kaïs Saïed a surtout muselé toutes les voix critiques. En un seul mandat il a remodelé l’assemblée, fait voter une nouvelle constitution, mis la justice au pas et méthodiquement étouffé tous les contre-pouvoirs… Hamma Hammami, qui dirige le parti des travailleurs, parle de lui comme le nouveau dictateur de la Tunisie : "Kais Saïed il a fait passer la Tunisie d'un système politique démocratique libéral qui était le fruit d'une révolution véritablement populaire à un autre système politique basé sur le pouvoir despotique d'une seule personne. Il faut voir les conséquences, le nombre de détenus politiques qu'on a maintenant."

"Moi, j'ai vécu l'étape de Bourguiba, l'étape de Ben Ali mais jamais on n'a eu ce nombre d'avocats en prison ou ce nombre de journalistes en prison."

Hamma Hammami

à franceinfo

La plupart des opposants politiques eux s’autocensurent. Faouzi Cherfi est le secrétaire général du parti social démocrate Al Massar : "Nous sommes toujours sous l'observation et sous le contrôle du pouvoir actuel qui fait qu'on peut être arrêtés même parfois pour une simple déclaration à un média étranger. Je prends des risques à parler à votre micro parce qu'on peut très bien me dire que je suis en train de porter atteinte à l'image de la Tunisie à l'étranger, de porter atteinte à la souveraineté de la Tunisie. Il y a une chappe de plomb qui est en train de s'abattre sur la Tunisie et il est absolument indispensable que nous essayions de lever cette chappe de plomb pour remettre la transition démocratique sur les rails dont elle n'aurait jamais dû sortir."

Pour discréditer cette élection qu’ils considèrent comme une mascarade, cinq partis d’opposition ont d’ailleurs appelé, jeudi 3 octobre, au boycott du scrutin.

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