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Reportage
"Raconter aux gens qu’on est toujours vivants" : deux ans après le bombardement du théâtre de Marioupol en Ukraine, des survivants témoignent sur scène
Il y a deux ans presque jour pour jour, le 16 mars 2022, un avion russe bombardait le théâtre dramatique de la ville ukrainienne de Marioupol, ville qui était assiégée et pilonnée par les Russes depuis trois semaines. Dans le théâtre, dévasté, se trouvaient des centaines d'habitants de Marioupol qui se réfugiaient dans les sous-sols du bâtiment.
Samedi 16 mars dernier, a eu lieu une représentation spéciale d’une pièce jouée par la troupe du théâtre de Marioupol, des survivants eux-mêmes de ce bombardement qui reste comme l’un des évènements marquants du début de l’invasion russe en Ukraine. Dans la troupe, ils sont cinq à avoir monté cette pièce, basée sur leurs témoignages de ce 16 mars 2022, jouée, deux ans jour pour jour après la tragédie au théâtre Ivan Franko dans le centre de Kiev.
Une heure avant la représentation, les derniers réglages du décor, sur la scène du théâtre Franko, sont en train d'être faits. Et les comédiens sont encore en coulisses, dans leurs loges. La plus grande est partagée par Igor Kitrish, sa femme Olena et leur fils Matviy. Tous les trois étaient dans Marioupol, assiégée et pilonnée par les Russes, il y a deux ans.
Et tous les trois seront sur scène dans à peine une heure. Olena termine de se coiffer, Igor relit une liasse de feuilles, sur la table devant lui. "Ce sont nos rôles, enfin c’est notre vie qui est couchée sur le papier, et nous, on la raconte, comment on était au théâtre dramatique, et comment on a dû le fuir", explique Igor.
Le comédien a vu, il y a deux ans, son théâtre transformé en un immense abri de fortune par des centaines de civils qui, comme lui, espéraient chaque jour un corridor humanitaire pour s’enfuir. Lui et sa famille ont réussi à partir, la veille du jour où la bombe est tombée.
Ce soir, Matviy, 12 ans, sera sur scène pour raconter : "Bien sûr que c’est dur de repenser à tout ça, mais je comprends bien que c’est nécessaire : c'est ma mission, pour que les gens sachent que notre théâtre n’est pas mort, qu’il vit toujours dans nos cœurs... On fait tout pour raconter aux gens qu’on est toujours vivants."
"Dans mon sac à dos, j’ai tous mes souvenirs du théâtre : mon doudou hippopotame, un cube et un magnet avec l’image du théâtre. "
Matviy, jeune comédien de la troupe de Marioupolà franceinfo
Une pièce thérapeutique
Dans la loge d’à côté, Dmytro Murantsev, 24 ans, a le regard intense de ceux qui ont vu le pire et y ont survécu. "Il y a des gens qui courent tout autour, d’autres comme moi qui sont sous le choc. Il y a une demi-heure, face à moi, il y avait le bâtiment du théâtre, et maintenant il y a une énorme montagne de ruines… se remémore-t-il. Et cette montagne crie, j’entends des voix. La montagne crie 'nous sommes ici', 'nous sommes vivants', 'nous sommes coincés'… Et tu te sens tellement impuissant… D’abord tu n’arrives pas à croire que tu es encore en vie, puis tu es complètement perdu."
Pour les comédiens de la troupe, c’est une forme de thérapie de raconter ce dont ils ont été témoins ces jours-là. Ils disent que livrer tout ça au public, c’est comme parler à un psychologue. Mais pour Dmytro c’est bien plus que ça, encore : "Notre objectif principal, c‘est de faire de la contre-propagande : il y a énormément de désinformations russes, qui affirment par exemple que le théâtre a explosé de l’intérieur."
"Et nous qui nous demandons ' pourquoi est-ce que j’ai survécu ?' On se dit qu’on a en quelque sorte signé un contrat qui nous oblige à témoigner de tout ça."
Dmytro, comédien de la troupe de Marioupolà franceinfo
Avant de monter sur scène, Vira Lebedinska chauffe sa voix. Elle partage la loge de Dmytro et elle partage son histoire aussi. Vira n’était pas dans le théâtre quand le missile est tombé mais elle s’y est immédiatement rendu après, pour porter secours. "C’était l’horreur, la souffrance absolue, témoigne-t-elle. Ce qu’il reste là-bas, pour moi, c’est une ville de morts : il y a tant de cadavres, partout. Comment peut-on appeler à tuer tant de monde ? Aujourd’hui, à la télé russe, ils ne parlent que de tuer tous les 'nazis ukrainiens'… C’est quoi, ça ? Comment peut-on transformer les gens normaux en des zombies qui croient ce genre de mensonges ?", interroge Vira.
L'espoir de revenir un jour
Deux ans après, alors que les Russes occupent Marioupol, et on ne sait toujours pas combien de personnes ont trouvé la mort dans les décombres du théâtre dramatique. Les comédiens qui étaient là-bas estiment qu’il y avait un millier de personnes dans les sous-sols, et que plusieurs centaines y sont restées.
La troupe, elle, une partie en tout cas, a trouvé refuge dans un théâtre à l’autre bout du pays, en Transcarpathie, la seule région d’Ukraine où les bombes ou les drones russes ne tombent pas. Mais pour le directeur du théâtre en exil, Gennadiy Debovsqky, le retour à la maison, après la libération de Marioupol, n’est pas seulement un vague espoir. "On n’a pas des plans, on a le rêve et la certitude de revenir !, assure-t-il. Mais je ne sais pas si on reviendra à Marioupol-même, parce que c’est une très grande tragédie, il y a tellement de cadavres sous le théâtre, il y avait tant d’enfants… Je ne pense pas qu’on puisse y faire du théâtre à nouveau… J’imagine que les gens voudront en faire un lieu de mémoire."
D’ici là, la mémoire de ce 16 mars 2022 vit, sur scène. Ce soir-là, devant le théâtre Franko de Kiev, quelqu’un avait tracé à la peinture blanche le mot "Diti", "enfants", en ukrainien. Comme devant le théâtre de Marioupol, il y a deux ans, le jour du bombardement.
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