:
Témoignages
"On avait dû sortir les brancards comme s’il y avait la guerre" : retour à l’hôpital de Fréjus, après une fermeture pour "épuisement professionnel"
Dans les couloirs du service des urgences de l’hôpital de Fréjus (Var), au milieu des brancards, l'aide-soignante Mélina Rizzuto est au chevet d'un patient âgé. "Monsieur, ça va ?, lui demande-t-elle, avant de lui expliquer d'une voix douce : vous êtes tombé sur la tête". Mélina comme la majorité de ses collègues étaient en arrêt-maladie la semaine dernière. Fatiguée, épuisée, submergée par l'afflux permanent de patients. "Je me suis reposée, j’ai dormi, dormi, dormi", confie-t-elle dans un rire presque gêné.
>> Crise à l'hôpital : comment le ministre de la Santé veut s'attaquer aux médecins intérimaires
Au total, sur la soixantaine d'agents que compte le service, 55 étaient en arrêt, aides-soignants, infirmières, mais aussi médecins. "C’est un surmenage réel, explique l’une d’entre eux. Ce ne sont pas que des paroles où on dit qu’on en a marre. Non. C’est vraiment une fatigue physique, morale. Et c’est constant. Les choses qui me choquent le plus, ce sont des patients qu’on laisse dans le couloir et dont on n’a pas le temps de s’occuper".
"C’est déjà arrivé qu’il y ait un décès dans le couloir et qu’on ne s’en rende pas compte."
Une médecin du service des urgences de Fréjusà franceinfo
S’ensuit un long silence de la médecin qui ajoute tristement : "Malheureusement". "On passait à côté et il y avait des patients qui ne demandaient rien et qui pouvaient mourir effectivement au sein des urgences. Elle est où la dignité du patient ? interroge cette autre soignante la voix étranglée. Quand je vois des patients d’un certain âge qui passent, entre 24, 48 voire 72 heures sur un brancard, je me dis que ce n’est pas normal non plus. Ce sont des choses qui m’ont touchée, ce n’est pas normal", répète-t-elle. "On fonctionnait un peu comme des zombies, on continuait à avancer, décrit cet autre médecin. C’est devenu une habitude de travailler dans des conditions qui ne sont pas du tout acceptables, en fait".
"Ça fait des mois et des mois qu’on prévient nos tutelles, la direction, l’ARS que l’on est dans une situation qui est totalement intolérable, explique, lassé, un de ses collègues. On avait l’impression de faire de la maltraitance. Donc, voilà. On ne savait pas très bien comment faire réagir nos administrations diverses et variées, confie ce médecin avec beaucoup de pudeur. On a beau leur dire régulièrement que c’est compliqué, difficile, on a l’impression que le message ne passe pas", ajoute-t-il, confirmant un sentiment d’impuissance.
55 000 prises en charge pour une capacité de 35 000
Ce service des urgences est pourtant en grève depuis trois ans. Mais la mobilisation est rendue peu visible en raison de la continuité des soins. C’est pourquoi le personnel a décidé cette fois-ci de passer à la vitesse supérieure. La goutte d’eau a été l’afflux de patients qui ne cesse d’augmenter en raison du Covid, de la triple épidémie cet automne, mais aussi de la fermeture des urgences de nuit de la commune voisine de Draguignan. Conséquence, le service a pris en charge 54 000 patients en 2022 pour une capacité estimée à 35 000. Et l'année 2023 a démarré sur le même rythme, selon le chef du service, Didier Jammes : "Le pic de la crise, ça a été le 5 janvier où on s’est retrouvé dans une situation de blocage totale puisqu’on avait même plus assez de brancards pour allonger les gens. On a dû sortir les brancards comme s’il y avait la guerre, comme dans les médecines de catastrophe. Ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase", confie le chef de service.
"Les ambulances, les camions de pompiers ne pouvaient même plus débarquer les nouveaux patients qui arrivaient parce qu’il y avait plus de 60 personnes allongées dans les urgences."
Didier Jammes, chef du service des urgences de Fréjusà franceinfo
Avec son équipe, la décision est donc prise : trois jours d'arrêts. Un moment difficile à vivre pour cet autre urgentiste chevronné, ancien médecin des policiers du Raid. "Vous savez, 30 ans de carrière pour finir par s’arrêter…". Il s’interrompt et soupire longuement, encore incrédule d’avoir été poussé jusque-là. "Quand j’ai rempli l’arrêt de travail, je ne savais même pas comment ça marchait, j’ai eu du mal à le remplir. Je me suis arrêté une fois dans ma vie pour un accident de sport, raconte-t-il. Ça fait très longtemps. Je me suis quand même posé la question. Je me suis dit : ‘Wow… Comment on en arrive-là ?" . Fataliste, il lance un : "Voilà. Bon !" Puis pudiquement : "Oui, il y a un petit peu d’émotion".
"J’espère que ce n’est pas une chimère"
Comment réagit la direction de l'hôpital ? Est-ce que des décisions ont été prises pour améliorer les conditions de travail ? Pour le savoir, direction le bureau de Frédéric Limouzy, séparé par deux étages des urgences. Le directeur du centre hospitalier a été sur le pont pendant les trois jours de fermeture. "Je l’ai vécu à deux niveaux, confie-t-il. Il y a une forme de tristesse de donner cette image de notre établissement à l’extérieur et à un deuxième niveau, de la responsabilité. Il fallait à tout prix organiser une réponse aux patients. Donc, ce qu’on a proposé au dernier conseil de surveillance, c’est de créer 19 lits. Ce n’est pas anodin. On va les mettre en œuvre. On a fait une réunion hier soir où tout le monde était là, les urgences aussi. Ça a été validé à l’unanimité. La discussion n’était d’ailleurs pas de dire est-ce qu’on le fait, mais : quand ? Ce sera fait d’ici fin février. Après, on va aussi essayer d’améliorer en termes de matériel et de conditions de travail les urgences, comme on l’a fait durant la crise Covid et avec la crise estivale."
L'embauche de trois aides-soignants et de quatre infirmières est également prévue, selon le chef des urgences Didier Jammes ."On a obtenu plus en trois jours qu’en trois ans", sourit-il, un peu consterné. J’espère que ce n’est pas une chimère et qu’on va tendre vers ce résultat. Mais attention, s’il n’y a rien qui bouge, ça peut recommencer demain matin. Donc tout le monde a la pression". La pression est tout particulièrement sur les autorités sanitaires qui craignent désormais un effet boule de neige avec une multiplication possible de ces arrêts-maladies collectifs des blouses blanches. Une grève qui ne dit pas son nom, mais qui pourrait se propager dans les hôpitaux.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.