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Enquête franceinfo
Essais nucléaires français : un nuage radioactif a bien touché Tahiti en 1974
En 1974, un nuage radioactif issu d’un essai nucléaire a touché Tahiti, contaminant potentiellement près de 110 000 personnes. À l’époque, l’armée a gardé le silence. Un journaliste et un chercheur publient un livre sur le sujet après avoir analysé de nouvelles données, avec la cellule investigation de Radio France et Disclose.
17 juillet 1974. La France s’apprête à procéder au 41e essai nucléaire atmosphérique en Polynésie (baptisé "Centaure"), depuis l’atoll de Mururoa, situé à plus de 1 000 kilomètres de Tahiti. Mais rien ne se passe comme prévu. L’essai est un échec du point de vue technique, le champignon atomique s’élève moins haut qu'attendu (5 200 mètres au lieu de 8 000 mètres), mais surtout il ne prend pas la direction prévue par les autorités françaises.
Le spécialiste des questions nucléaires Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l’université américaine de Princeton, a analysé les 2 000 documents déclassifiés par l’armée française en 2013. Il a réussi à remodéliser informatiquement la trajectoire du nuage atomique de l’essai Centaure. "En suivant le trajet du nuage heure par heure, on voit clairement qu’au lieu de partir vers le nord, en direction des atolls de Tureia et de Hao, et de se disperser dans le Pacifique comme prévu, il se dirige en ligne droite vers Tahiti", explique-t-il. 42 heures plus tard, le nuage touche l’île de Tahiti et les îles Sous-le-Vent.
L’armée connaissait le risque
"Quelques heures après le tir, l’armée connaît le risque que le tir Centaure fait peser sur les populations civiles, affirme le journaliste Tomas Statius qui a mené l’enquête avec Sébastien Philippe. Elle sait que les masses d’air poussent le nuage vers Tahiti, mais décide de ne rien faire. Les autorités locales et les populations civiles ne sont pas prévenues. On ne demande pas aux populations civiles de se mettre à l’abri ou de suspendre leur consommation d’eau ou de lait qui fixent fortement les substances radioactives." La pluie qui s’abat alors sur l’île accélère le dépôt d’éléments radioactifs.
À l’époque, l’essai Centaure reste secret. Deux hauts responsables du programme nucléaire français démissionnent, dans la foulée. Valérie Voisin, 58 ans, est une victime officielle de l’essai Centaure. Elle habitait à l’époque sur la commune de Papara, à Tahiti. Son père travaillait au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). En 2019, le Comité d’indemnisation des victimes du nucléaire (Civen) a reconnu le caractère radio-induit de son cancer du sein. Actuellement en rémission, elle conserve de lourdes séquelles physiques : "J’ai perdu mes dents à cause de la radiothérapie, dit-elle. J’ai des problèmes osseux. Des fractures fréquentes. Ce n’est pas normal, à mon âge. C’est comme si j’avais le squelette d’une femme de 90 ans."
Interrogé sur l’essai Centaure, le président du Civen, Alain Chrisnacht, qui vient d’être nommé à la tête du Samu social, estime que "ces retombées sur la presqu’île de Tahiti et les communes environnantes sont déjà documentées. Ce n’est pas un scoop. Nous accédons très largement aux demandes d’indemnisation des personnes qui se trouvaient dans certaines zones de Tahiti après l’essai Centaure, à l’époque."
Une sous-évaluation de l’impact radiologique
Mais pour Sébastien Philippe et Tomas Statius, coauteurs d’un livre sur les essais nucléaires en Polynésie française (Toxique, PUF, 2021), les données utilisées pour mesurer officiellement la contamination (réévaluées en 2006) restent largement sous-évaluées. "Nous avons vérifié les données sources utilisées pour évaluer l’impact radiologique et nous avons trouvé de nombreux problèmes, explique Sébastien Philippe. Par exemple, sur la valeur de la contamination officiellement retenue pour la station radiologique de Tahiti ou les retombées radioactives au sol. À Tahiti, la zone la plus densément peuplée a pu être plus exposée que ce qui a été retenu dans les hypothèses de calcul de 2006. En réévaluant les doses, on fait entrer dans le groupe des personnes potentiellement indemnisables toute la population présente à Tahiti en 1974." Soit 110 000 personnes, si l’on inclue Tahiti et les îles Sous-le-Vent.
"Au-delà de l’essai Centaure, il y a une sous-estimation de la contamination radiologique de l’ordre de deux fois et demi, ajoute Tomas Statius, notamment pour les six essais considérés comme les plus irradiants. Par exemple, les scientifiques du Commissariat à l’énergie atomique n’ont pas inclus dans leur évaluation le fait que les habitants des îles buvaient de l’eau de pluie, fortement contaminée." Une habitude que ne semblent pourtant pas ignorer les autorités françaises.
Catherine Serda habitait les îles Gambier à l’époque des essais. Elle avait dix ans en 1968. Elle se souvient d’une scène qui l’a marquée cette année-là, juste après un essai atomique : "Des personnes ont débarqué chez nous, habillés en combinaison, pour examiner l’eau de pluie dans les fûts. Mon père s’est d’abord moqué d’eux en leur disant que ses enfants, eux, jouaient par terre en culotte. Puis un homme lui a dit : 'Il ne faut pas boire cette eau.' Mon père lui a répondu : 'Mais si l’eau est contaminée, comment je vais faire ? Je vais devoir ramasser des noix de coco pour donner de l’eau à mes enfants ?' Et puis, nous avons repris le cours normal de notre vie…"
Huit membres de la famille de Catherine Serda ont par la suite été atteints par des cancers. "Ce n’est pas normal, conclut Catherine Serda, partie vivre en métropole en 1978. Pourquoi avons-nous autant de cancers chez nous ?"
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