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Un père sénégalais condamné pour avoir envoyé son fils sur la route mortelle de l'exil

Au Sénégal, un homme a été condamné à deux ans de prison pour avoir embarqué son fils dans un voyage mortel vers l'Europe.

Article rédigé par Isabelle Labeyrie
Radio France
Publié
Temps de lecture : 2 min
Des migrants secourus sur les îles Canaries en Espagne, le 8 novembre 2020. (ELVIRA URQUIJO A. / EFE)

Un jour, il s'est décidé à glisser 380 euros dans la main d'un passeur. Parce que son métier de pêcheur ne lui permettait plus de nourrir ses enfants. Parce qu'il ne voyait pas d'avenir au pays pour son fils de 14 ans, Ousmane, "Doudou" pour les copains, fan de foot et pas dénué de talent. À la mi-octobre, l'adolescent embarque dans une pirogue surchargée de migrants. Au bout du voyage, 1 400 kilomètres plus au nord, il y a l'archipel espagnol des Canaries, et l'espoir de s'inscrire dans un centre de formation, quelque part en Europe, pour devenir footballeur professionel. 

Six jours après le départ, l'adolescent épuisé, qui vomit et ne mange pas, cesse de respirer. Son corps est jeté par-dessus bord. La pirogue fait demi-tour pour un retour à la case départ. Ses regrets et sa douleur n'ont rien changé : le père de Doudou, arrêté début novembre, a été condamné ce mardi à deux ans de prison, dont un mois ferme, pour "mise en danger de la vie d'autrui". Il a revanche été relaxé pour le chef de "complicité de trafic de migrants".

À ses côtés, deux autres pères, dont les enfants sont revenus vivants de la traversée. Ils ont été condamnés à la même peine. Leur avocat avait demandé leur relaxe, à tous les trois. Les passeurs, qui ont été identifiés, sont en fuite. Ils sont toujours recherchés par la police.

Ce genre de procès n'est pas courant. Le procureur du tribunal de Mbour au Sénégal a sans doute voulu faire du père de Doudou un exemple, au moment où l'État souhaite criminaliser l'immigration illégale, pour dissuader les familles de tenter l'aventure. Le cas de l'adolescent et le procès fait à son père ont bouleversé le pays. Des anonymes, des artistes ont pris la parole, une journée de "recueillement numérique" a été organisée sur les réseaux sociaux en hommage à toutes les victimes de l’immigration clandestine.

Des voix surtout se sont élevées pour dire que sanctionner les passeurs et les migrants ne sert à rien, qu'il faudrait plutôt s'attaquer aux racines de l'exil. On les connaît, ces maux de l'émigration illégale: chômage des jeunes, pauvreté extrême, mauvaise gouvernance.

S'y rajoute la question de la pêche, centrale au Sénégal : les ONG accusent les navires industriels étrangers de surexploiter la ressource. Les petits pêcheurs comme le père de Doudou ne trouvent plus de poissons en mer. S'il n'y a pas de pêche, il n'y a pas de revenu. Certains deviennent passeurs (l'activité rapporte beaucoup plus), d'autres sont contraints d'embarquer eux-mêmes comme passagers vers l'Europe.

En écho de la "crise des cayucos"

Tous ces facteurs ont bien sûr été agravés par la pandémie de coronavirus qui fait souffrir les petits commerces et les activités informelles. Qui a aussi plongé dans le désœuvrement des milliers de jeunes, comme Doudou. Il a embarqué alors que son collège s'apprêtait à rouvrir après plusieurs semaines de fermeture.

La crise migratoire que le Sénégal et les Canaries traversent aujourd'hui est sans précédent. Certes elle n'a pas la même ampleur, mais elle rappelle la "crise des cayucos" pendant les années 2006-2008. À l'époque, près de 40 000 personnes ont débarqué aux Canaries à bord d'embarcations de pêche, depuis le Sénégal, mais aussi le Maroc et la Mauritanie. L'archipel est aujourd'hui face à une crise d'une ampleur sans précédent. Rien qu'en octobre de cette année, plus de 500 candidats sénégalais à l'exil ont, comme Doudou, perdu la vie dans l'Atlantique.

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