Iouri Andropov : l'homme puissant
Mais il fut aussi, paradoxalement, l'espoir des modernistes, sinon des libéraux – de ceux qui, sans remettre en question le système, voulaient croire à son évolution –, une sorte de second Beria, moins chargé de crimes que le premier, plus prudent et, somme toute, plus crédible.
Cette réputation tenait d'abord à son allure personnelle
Peut-être parce qu'il n'était pas un professionnel de l'espionnage, mais avant tout un haut-fonctionnaire chargé des relations avec l'étranger et un diplomate, Andropov s'autorisait à afficher une sorte d'engouement pour le monde anglo-saxon : il lisait ou faisait lire des livres et des périodiques américains ou britanniques, écoutait des disques de jazz – Glenn Miller et Miles Davis – et ne buvait en société que du whisky écossais.
Un de ses enfants, Igor, né en 1945, avait été éduqué dans de prestigieuses écoles soviétiques et autorisé de surcroît à séjourner longuement aux États-Unis, où il écrivit une thèse sur le mouvement syndical local. Expression la plus achevée de la conscience professionnelle (c'est le devoir de tout espion que de connaître intimement l'adversaire), machiavélisme, non-conformisme réel ?
J'ai souvent noté son curieux sourire, permettant de mettre autrui en confiance sans pour autant répondre à d'éventuelles interrogations. Son ton courtois inspirait en effet à ses interlocuteurs une sorte de malaise. D'ailleurs, ses yeux étaient tout aussi inquiétants ; ils changeaient soudain de couleur et l'on croyait y voir, derrière les lunettes, une flamme glaciale.
Mais cette "vraie-fausse" réputation libérale ou moderniste du chef du KGB reposait également sur des faits tangibles
Il avait été, au début des années 1950, l'un des artisans du "compromis finlandais" : le maintien d'une Finlande semi-indépendante, "bourgeoise" mais "neutre" , fonctionnant comme un sas étanche entre l'URSS et l'Occident. Il avait appliqué une politique analogue à celle de l'ambassadeur en Hongrie. Certes, il avait dû diriger la répression après l'insurrection de l'automne 1956 et sacrifier au passage des hommes sur lesquels il avait misé (comme le chef des réformistes, Imre Nagy), mais il parvint finalement à mettre en place un gouvernement à la fois relativement modéré et loyal à l'URSS.
Plus tard, à la tête du département du comité central chargé des relations avec les partis socialistes et ouvriers, il approfondit ces méthodes en encourageant notamment des "partis frères" à se réclamer d'un marxisme hybride, métissé, selon le cas, de "libéralisme bourgeois" , de nationalisme ou même de religiosité chrétienne ou islamique. Enfin, le nouveau KGB, tel qu'il le remodela à la fin des années 1970, était plus proche de l'Okhrana que du NKVD des grandes purges ; un instrument de contrôle plutôt que de terreur, même s'il habillait ce choix d'une citation ambiguë de Staline : "L'important n'est pas que le poing frappe, mais qu'il soit toujours suspendu au-dessus de chacun." Sa conviction était que l'arrangement brejnévien – chaque baron dans son fief – menait l'Empire au désastre.
Mais comment redresser la situation ?
À l'époque, il garda le silence. Quant au KGB –Andropov, à cet instant, esquissa un de ses mystérieux sourires –, il soutenait les réformistes "désireux de travailler au sein du Socialisme" , mais briserait les autres, qui n'étaient que "des dissidents et des traîtres" . "Je ne sais pas si Andropov croyait au socialisme, me confiera Yakovlev, futur idéologue de la perestroïka, mais il fut un néostalinien convaincu."
En effet, ce chef mythique du KGB raisonnait en termes tranchés. D'un côté, il y avait l'URSS, le parti, "les pays et les partis frères" . De l'autre, les USA, l'Occident, l'impérialisme. Et entre les deux, il ne pouvait imaginer qu'une lutte de tous les instants. Ce qui n'excluait pas, bien entendu, le souci de l'efficacité. À la tête du KGB de 1967 à 1982, Andropov essaya effectivement de maintenir la subversion idéologique au premier rang des préoccupations de l'équipe dirigeante.
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