"Il faut reprendre la question de la violence, y mettre des sociologues, des chercheurs et retrouver des casques bleus de la paix civile, ça me semble un enjeu important", estime Jean Viard
Le sociologue Jean Viard décrypte aujourd'hui cette question de société et d'actualité : y a-t-il besoin aujourd'hui, en France, de défendre nos libertés ? Les Assises populaires pour nos libertés vont en débattre toute la journée de ce samedi 15 avril à Paris. Un événement organisé notamment par la Ligue des droits de l'Homme, ATTAC ou encore le Syndicat de la magistrature.
franceinfo : Sur l'affiche de cet événement, on voit notamment Marianne, le symbole de la République, se faire charger par plusieurs CRS. Est-ce que pour vous, cette question se pose aujourd'hui : la défense de nos libertés en France ?
Jean Viard : On parle surtout du maintien de l'ordre, mais on parle aussi de la loi. On est dans un pays de droit, et je pense qu'on reste dans un pays de droit. Moi, je n'aime pas trop qu'on dise que le droit ne tient plus sa place. Je pense que ce qui protège une société, c'est le droit, c'est l'application du droit, aussi bien, aux faibles qu'aux puissants, et je pense qu'on est dans une société de droit. C'est pour ça qu'il y a des parallèles qui me font parfois un peu sursauter. On n'est pas dans un régime totalitaire. On ne peut pas laisser dire ça. Je sais bien que des personnes le disent, mais je pense qu'il faut quand même savoir ce qu'est un régime totalitaire. Moi qui ai fréquenté les pays communistes d'Europe centrale, j'ai des souvenirs qui ne sont pas ceux que je vois en France.
Après, il y a une autre question, c'est que la police a un rapport de violence, qui est forte, et qu'au fond, les scènes de violence qu'on voit en France, on les voit dans beaucoup moins de pays d'Europe. Et là, il y a une autre question, c'est qu'effectivement la société s'est transformée. Avant, il y avait des grandes manifestations d'énormes organisations, qu'on a encore vues d'ailleurs avec les syndicats depuis deux mois, mais où il y avait des organisations, des négociations, des services d'ordre. Et puis, il y avait en permanence en fait une négociation entre le service d'ordre, par exemple de la CGT qui était sans doute le meilleur, et les forces de police, y compris parce que les forces de police, souvent d'ailleurs, c'étaient des gens de gauche, qui étaient dans les forces de police. Je rappelle quand même qu'une bonne partie des forces de police viennent de la gauche de la libération.
Donc il y avait cette négociation permanente. Et puis les manifestations ont changé de nature. Il y a des groupes de casseurs au milieu aujourd'hui, et donc c'est plus la même population. Ce n'est plus la même règle. Le problème, c'est qu'en France, la police n'a pas changé de stratégie. Quand on regarde les spécialistes, comme Sébastian Roché, qui sont meilleurs que moi, c'est effectivement une des questions, ce n'est pas d'agglomérer le badaud et le Black Bloc, c'est justement de les séparer, de traiter avec amitié le badaud, le manifestant, et avec la violence nécessaire, ceux qui vous tapent dessus, qui jettent des boules de pétanque. Là, on a des fois l'impression qu'on est tous mis dans la même catégorie. Et là, ce sont des questions de travail. C'est aussi la question de qui décide, c'est-à-dire qu'il y a des pays où le juge a beaucoup plus d'importance, alors que nous, je dirais la police, c'est un bloc compact, qui à la fois fait les règles, les applique, et après, on mesure les erreurs, on va dire individuelles, parce que la plupart du temps, ce sont des erreurs individuelles.
Donc, du coup, on a le sentiment qu'on n'est pas protégé, qu'il y a un groupe qui s'appelle l'autorité et qu'on est en face, qu'on soit Vlaams Blok, promeneurs ou manifestants. Le problème aussi, c'est que la violence paie. Si vous êtes dans une société où la violence paye, quelque part, ceux qui ne sont pas violents, ils regardent les violents, en disant : écoutez, allez-y les gars, parce qu'on va gagner grâce à vous. Et ça, c'est très déstabilisant et très dangereux pour l'autorité de l'Etat.
Vous le disiez, Jean Viard, à l'étranger, on nous regarde parfois avec des grands yeux sur les images de nos manifestations. Le 20 mars dernier, un rapporteur spécial des Nations Unies disait suivre de très près les manifestations en cours en France. Il rappelait que ces manifestations pacifiques sont un droit fondamental, que les agents des forces de l'ordre doivent les faciliter et éviter tout usage excessif de la force. Et dans le même temps, la commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe estimait préoccupantes les conditions dans lesquelles les libertés d'expression et de réunion s'exercent dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites.
Est-ce que ça ne fait pas quand même un peu mauvais genre, quand l'étranger regarde la France, le pays des droits de l'Homme, de la liberté d'expression avec ces yeux-là ?
Mais si, ça fait mauvais genre. De même que l'Arc de Triomphe saccagé par les Gilets jaunes, ça faisait mauvais genre. Une République où il y a ces signes de violence, de haine aussi, parce qu'il y a de la haine dans ces relations entre les individus, entre les Black Bloc et les policiers, et peut-être dans les deux sens. D'ailleurs, c'est pour ça que quand j'insiste sur le fait qu'il faut reprendre la question de la violence, y mettre des sociologues, y mettre des chercheurs et retrouver des casques bleus de la paix civile, ça me semble un enjeu important. Et je crois qu'on a laissé se développer une situation de force, de costumes de guerre, de rituels qui sont dangereux pour nos valeurs républicaines. Parce que les valeurs républicaines, vous savez ce que Camus disait : "Il y a toujours une part de vérité dans l'œil de ton adversaire". Moi, ça me sert de mantra cette phrase, et en ce moment, on a l'impression que ce mantra n'est plus respecté.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.