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La tentation de la censure décryptée par Jean Viard : "Il faut protéger l'art mais redonner le contexte pour ne pas réécrire l'histoire"

Le tableau récemment vandalisé au Palais de Tokyo à Paris, pose la question, dans notre société, des velléités de censure. Décryptage avec le sociologue Jean Viard.
Article rédigé par Augustin Arrivé
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
L'œuvre de l'artiste suisse Miriam Cahn, "Fuck Abstraction !", a été dégradée avec de la peinture au Palais de Tokyo, dimanche 7 mai 2023. Une partie du tableau a été aspergée de peinture bordeaux, dissimulée dans une bouteille de médicament. (LP/OLIVIER ARANDEL / MAXPPP)

L'actualité de la semaine a plusieurs fois évoqué de manière différente la tentation de la censure. Il y a d'abord, dimanche 7 mai, cet homme, ancien élu d'extrême droite qui a vandalisé une œuvre d'art au Palais de Tokyo à Paris. Et puis jeudi 11 mai, la reparution de l'œuvre augmentée de Louis-Ferdinand Céline chez la Pléiade. Y a-t-il un autre écrivain que l'on cite davantage que lui pour parler de textes polémiques ? Le regard du sociologue Jean Viard.

franceinfo : Que dit finalement ce besoin de censure que certains peuvent ressentir ? 

Jean Viard : Il y a d'ailleurs deux enseignants qui ont été suspendus pour des propos qu'ils avaient tenus sur Twitter. On est dans une période où il y a des formes de violence, auxquelles il faut faire très attention, parce que, par exemple, les jeunes militants écologistes qui sont allés se coller la main sur un tableau, bon après, il y a un type d'extrême droite qui vandalise un tableau. Il y a un rapport entre tout ça. Quand on commence à mettre des messages de violences et d'agressions de l'art, dans la sphère publique, peut-être pour des bons motifs, c'est repris et réutilisé.

Donc, la régulation du débat public est en question. Mais je ne crois pas qu'il faille du tout bloquer l'expression, je pense qu'il y a énormément de choses à entendre. Vous savez, il y a une phrase de Camus qui disait : une partie de la vérité est dans l'œil de ton adversaire (citation de Camus : "On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai"; ndlr) et je pense qu'en ce moment, c'est une phrase qu'il faut souvent avoir en mémoire.

Cette question de la censure des œuvres d'art se pose aussi concernant le mouvement que certains baptisent 'woke', avec le questionnement en tout cas de rééditer certains textes qui ne correspondent plus tellement aux mœurs actuelles, en apportant un complément d'information, ça peut être un rempart à la censure ça ?  

Ça dépend. Prenez la réédition de Mein Kampf, qui a été faite par des historiens il y a quelques années, moi j'y étais très favorable, parce que je pense qu'effectivement, il faut lire ce texte, y compris pour comprendre que tout ce qui s'est passé avec le nazisme, l'extermination des juifs, étaient annoncés dedans. Ça, c'est un travail d'historien.

Après, ce qui est compliqué, c'est que nos systèmes de valeurs changent. Or, vous prenez des livres anciens, vous prenez des artistes anciens, forcément, ils étaient dans leur contexte, il faut le dire. Mais il peut y avoir de grands écrivains. Il faut rappeler effectivement leur dimension antisémite, notamment chez Céline qui était extrêmement fort, mais il ne faut pas tuer l'art non plus.

Le problème, dans les sociétés anciennes, par exemple, prenez la Bible, elle était réécrite pendant des siècles. Le texte que nous avons ne date pas du tout de la naissance du Christ, ça a pris des siècles, parce qu'à l'époque, comme les livres étaient recopiés à la main, les copistes modifiaient au fur et à mesure, pour se mettre au goût du jour. Nous, on n'est plus là-dedans, parce que ce ne sont plus des copistes, mais des machines. Et donc est-ce que c'est scandaleux que des livres soient retouchés ? Tous les débats sur les titres des livres, qu'il n'y ait pas le mot 'nègre' dans le titre, etc, tout ce qui représente pour nous aujourd'hui des marques du respect, ce sont des choses qui vont se faire petit à petit, mais qui doivent se discuter avec les gens.

Aux États-Unis, par exemple, ils ont discuté avec la communauté des Afro-Américains pour savoir comment il fallait les appeler dans l'espace public. Est-ce qu'il fallait les appeler 'blacks', 'noirs', afro-américains ? Ces sujets, à mon avis, doivent être débattus. Et après on dit voilà, nous, on veut être appelés comme ça. Là, il y a quelque chose où je pense qu'en France, on n'est pas très bon...

Et ce sont ces personnes discriminées qui doivent fixer les règles ? 

Qui doivent les proposer, après on les négocie. Aux Etats-Unis, il y a eu cette négociation sur les Afro-Américains et je pense que c'est une démarche intéressante. Mais après, dire que Céline était antisémite, c'est important de le dire tout le temps, y compris à ses lecteurs, parce qu'évidemment ça joue dans son œuvre, ce n'est pas une raison pour la détruire, il faut faire attention. Il faut protéger l'art dans tous les cas, mais chaque fois, il faut mettre le contexte.

C'est un peu pareil avec Picasso. Oui, Picasso avait une faiblesse pour les femmes de 16, 17 ans, 18 ans, mais à son époque, ce n'était pas un délit, je crois que la majorité sexuelle était à 13 ans. Donc, il faut dire faut toujours mettre ça en contexte aussi, pour ne pas réécrire l'histoire, et condamner effectivement des pratiques sociales ou des pratiques artistiques qui étaient dans un autre contexte, mais qui ne sont plus acceptables aujourd'hui, bien évidemment, parce qu'on est dans un autre système. La culture, ça change au fur et à mesure des combats que nous menons.

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