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Pénurie de carburants et grèves : "On peut lire l'histoire de la société à travers ses conflits de logistique", estime Jean Viard

La grève a été reconduite vendredi 14 octobre sur l'ensemble des sites de TotalEnergies. Le mouvement de grève est également reconduit jusqu'à mardi 18 octobre à la raffinerie de Normandie, la plus importante de France. Une situation de blocage et des conséquences jamais vues depuis six ans. 

Article rédigé par franceinfo - Benjamin Fontaine
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
La grève qui impacte les raffineries s'est durcie cette semaine en France. (Illustration) (CEDRIC JACQUOT / MAXPPP)

La France n'avait pas connu ce genre de blocage des raffineries depuis au moins six ans au moment des débats sur la loi Travail. C'est un mouvement qui revient régulièrement dans notre histoire contemporaine. C'est la question de société de ce jour, avec le décryptage du sociologue Jean Viard, directeur de recherche au CNRS. 

franceinfo : Comment expliquer à nos auditeurs ce qui se joue dans cette situation où les automobilistes se retrouvent tout de même pénalisés par ce blocage ? 

Jean Viard : On est dans des sociétés de mobilité. Il y a à peu près 10% des gens qui travaillent dans la logistique, que ce soit le chauffeur de camion, de Uber, ceux qui distribuent l'essence, la fabriquent etc... On est dans cette société de flux et les lieux principaux des conflits, se produisent dans les flux. Pendant longtemps, ça a été la CGT, la SNCF, et la RATP, parce qu'on était dans une société de classes, et quand on voulait lancer un grand mouvement social, on envoyait à l'attaque la RATP et la SNCF, et le pays était complètement bloqué. 

Et puis après, dans les années 90, on beaucoup plus rencontré des problèmes avec les routiers, c'était encore une fois la même chose, mais c'est une société qui évoluait. La SNCF ne tenait plus la même importance dans les transports, les camions avaient pris de l'importance. Et donc, on a vu en 1992, en 1996, la grande grève des routiers... Après on est passé aux avions, il y a eu les grandes grèves des pilotes, au moment des restructurations d'Air France où il fallait modifier les statuts, discuter des avantages historiques puisque les pilotes avant, c'était l'aristocratie – ne prenaient l'avion que les bourgeois. Évidemment, les places étaient chères et les pilotes très bien payés. On a démocratisé l'aviation, donc forcément, il y a eu des conflits.

Après on a eu les Gilets jaunes en 2018, la plupart des leaders des Gilets jaunes en fait, c'étaient des chauffeurs. Au fond, on voit l'évolution de la société : avant, il y avait de grands outils de transport collectif, le train, qui existe toujours, mais qui n'a plus la même importance sociale, et entre temps on a réformé la SNCF, petit à petit on a vu les camions etc. Là d'une certaine façon, on est sur le sujet de l'essence et donc à nouveau, c'est la sphère de la logistique qui fait blocage, mais on voit l'évolution. El les gens, c'étaient des gens très individuels. C'était fini les grandes cultures collectives style CGT-RATP. On peut lire l'histoire de la société à travers ses conflits de logistique.  

Mais à chaque fois il y a cette opposition qui naît dans la population et qui est pointée du doigt aussi par les dirigeants qui mettent en avant la France qui travaille et qui doit mettre de l'essence dans sa voiture et celle qui bloque. Est-ce que ça fonctionne pour démobiliser ? 

C'est compliqué parce que d'un côté, on cherche l'escarmouche sur la vieille logique 'répression-piège à cons', on cherche un peu à monter la dose, mais sinon, actuellement, on est à peu près moitié-moitié, en gros entre les gens qui soutiennent et les gens qui ne soutiennent pas, y compris qui sont favorables à la réquisition. Mais en réalité, c'est compliqué parce qu'en France, on est toujours content quand il y a des mouvements de grève, des manifestations, même si au fond ça nous gêne. On aime le combat, les gens qui militent, les gens qui défendent leurs intérêts. On se dit toujours qu'ils défendent un peu aussi les nôtres.

Là, ce n'est pas faux. Ce ne sont pas des milieux à très faibles revenus puisque comme ils détiennent une des clés de la société, en général, ils ont su la négocier. Je ne dis pas qu'ils sont riches, faut faire attention. En plus, ils sont tous actionnaires du groupe, donc ce ne sont pas les plus défavorisés, mais en même temps, si ils obtiennent un certain pourcentage, cela aura des conséquences dans plein d'entreprises, ça va servir à négocier ailleurs. En même temps, c'est compliqué, parce qu'il y a la guerre en Ukraine, il y a le fait que bloquer l'économie qui redémarre, c'est quand même un peu favorable à la Russie parce que l'économie européenne, il faut qu'elle redémarre. 

Et puis on a tous eu la pandémie, on est dans une période d'inflation très forte qui avait commencé avant la guerre en Ukraine, mais qui effectivement rabote les revenus des ménages. Et tout le monde voit bien qu'il n'y a pas beaucoup de blé à moudre parce qu'on en a déjà beaucoup moulu depuis la pandémie. Je pense que la société ne va pas suivre très, très longtemps.

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