Regard sur l'info. Qu’est-ce qu’une nation ?
Comme chaque semaine, Thomas Snégaroff reçoit l’auteur d’un livre, d’un film, d’une série ; d’un travail qui éclaire l’actualité. Et cette semaine, au terme d’une course folle vers la Maison Blanche, face à des Etats-Unis divisés depuis l'élection de Joe Biden : qu’est-ce qu’une nation ?
Pascal Ory est historien, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I, spécialiste d’histoire culturelle et d’histoire politique. Il vient de publier, aux éditions Gallimard, : Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale. C’est justement cette notion d’ "histoire mondiale" qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui.
Joe Biden et Donald Trump, au terme d’une campagne et d'un scrutin mouvementés, ont chacun annoncé leur victoire, et depuis le 7 novembre dernier à 17h24, les États-Unis ont désormais leur 46e président, Joe Biden s'installera à la Maison Blanche, le 20 janvier prochain. Donald Trump, lui, continue de nier les faits. Le président des États-Unis dénonce la fraude, les partisans de Joe Biden contestent. L’Amérique semble profondément divisée. Comment la nation peut-elle se reconstruire dans ces conditions ?
Thomas Snégaroff : Pascal Ory, lorsque vous regardez cette période, est-ce que vous vous dites que la nation américaine a du mal à se reconstruire ?
Pascal Ory : Je ne suis pas sûr qu’elle soit en train de se déconstruire. En tout cas, à l’heure actuelle, la nation américaine ne se déconstruit pas. Comme certains Européens, qui ne connaissent rien au fonctionnement des États-Unis, le prétendent. Je crois que nous avons à faire à un affrontement qui, pour le moment, reste au sein d’une démocratie libérale. Une démocratie où les règles du jeu sont très différentes des règles françaises. Les règles françaises sont-elles standard ? Je n’en suis pas sûr.
L’expérience américaine, qui naît de la révolution du XVIIIe siècle, est une expérience profondément démocratique mais qui se méfie du pouvoir central. D’où la complication de cette élection, qui a effaré les Français. Après tout, les Français, eux, sont spontanément unitaires et centralistes. Cela se discute, hein.
Et donc ce qu’on vient de voir, selon vous, c’est un révélateur de la situation américaine ?
Toujours, mais ces grands affrontements, surtout quand ils sont au sommet, nous font oublier que nous sommes en train d’élire des juges, des représentants, des sénateurs etc. Et cela, c’est vraiment la dimension américaine. Mais quand nous sommes au sommet, il est évident que l’on se cristallise autour de deux personnalités. C’est un peu comme en France où le système français, pour des raisons différentes, fait qu’au second tour de l’élection présidentielle il n’y a que deux candidats. Après tout, on pourrait se demander pourquoi est-ce que l’on n’autorise pas un troisième ou un quatrième. Pour des raisons différentes, il y a une bipolarisation et une individualisation au sommet, c’est un peu dramaturgique. Mais la démocratie se passe à un autre niveau, aussi.
Oui et cela se passe, c’est ce que je lis dans votre livre, au niveau du débat. Et là, pour le coup, on a le sentiment qu’aux États-Unis, peut-être aussi bientôt en France ou en Europe, le débat est de plus en plus difficile ?
Dans l’affrontement entre ces deux candidats, entre ces deux partis qui sont plus séparés qu’ils ne l’ont jamais été, parce qu’il y avait une tradition de compromis qui est en train de disparaître, nous voyons bien qu’il y a deux cultures, deux sociétés. Nous l'avons vu au niveau des votes. On voit bien que nous dépouillons des votes urbains. Il y a donc une société plus urbaine et une société plus rurale, une société religieuse et une société moins religieuse. Et que tout cela rigidifie les oppositions.
On pourrait trouver les équivalents dans d’autres pays. La question c’est : comment les institutions supportent-elles cela ? Pour le moment, les institutions américaines supportent la situation. Nous, en France, nous avons consommé une douzaine de constitutions. Les Américains ont toujours la même depuis un jour, qui s’est d’ailleurs passé en Pennsylvanie, à Philadelphie, en 1787.
Et ce n’est pas un peu paradoxal de considérer que le populisme déconstruit la nation alors qu’il l’unit autour d’un leader ?
C’est contradictoire, dans la mesure où il ne s’agit plus de nationalisme mais de sentiment national. Le nationalisme est une invention assez récente, 150 ans, qui a consisté à faire migrer, à l’intérieur des différentes nations le débat gauche/droite à partir de la référence à la nation. C’était nouveau, parce que la nation vient de la gauche : la souveraineté populaire.
Les États-Unis, au XVIIIe siècle, pratiquaient une révolution profondément démocratique. J’insiste là-dessus. Ils pratiquaient aussi une véritable décolonisation. La première décolonisation réussie, ce sont les États-Unis. Il y a donc une démarche qualifiable de "démarche de gauche". Sauf que, progressivement, l’intégration au sein d’un ensemble national provoque des clivages nouveaux et un réinvestissement d’une droite populaire qui a bien compris que, pour voir arriver de nouveaux électeurs, il fallait recourir à la référence nationale pour cliver à l’intérieur. Et il est clair que Donald Trump a beaucoup joué sur le protectionnisme, sur l’identité nationale et sur l’immigration. Sur "Great Again".
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