Regard sur l'info. Renouer avec l’esprit des Lumières pour sortir de la crise
Comme chaque dimanche, dans "Regard sur l'info", Thomas Snégaroff s'entretient avec un penseur qui permet de regarder différemment l'information. Et aujourd'hui, c'est une philosophe qui veut réinventer les Lumières.
Corine Pelluchon est philosophe, professeure de philosophie à l'université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Elle vient de publier en ce début d’année un nouvel essai brillant aux éditions du Seuil : Les Lumières à l’âge du vivant.
Un essai qui nous permet de prendre un peu de hauteur face à l’actualité et peut-être de trouver des pistes de sortie à la crise, environnementale au sens large du terme, du climat à la santé, que nous traversons. Mais d’abord, pour faire œuvre de pédagogie, revenons sur le terme de Lumières.
Thomas Snégaroff : La philosophie des Lumières, elle au cœur de votre œuvre depuis votre thèse d’ailleurs, peut-on en définir l’esprit, en tout cas qui était à l’origine au XVIIe et au XVIIIe siècle ?
Corine Pelluchon : les Lumières ont quatre piliers : la défense de l’autonomie, l’idée qu’on peut prendre en mains son destin contre le fatalisme ; le projet d’une société d’égaux, et non une société hiérarchique fondée sur un ordre théocratique ; l’unité du genre humain, contre le nationalisme et toutes les pensées qui opposent les êtres ; enfin, une certaine idée de la rationalité. Les Lumières se définissent par un projet d’émancipation, mais aussi par un combat contre leurs adversaires.
Pourquoi considérez-vous qu’il faut repenser les Lumières aujourd’hui ?
Pour trois raisons. D’abord parce que les Lumières sont attaquées par les anti-lumières qui défendent les inégalités ou le nationalisme. Mais aussi parce qu’elles ont été critiquées, à juste titre, par un ensemble d’auteurs liés au postmoderne, féministes, études postcoloniales, qui considéraient que le rationalisme des Lumières était hégémonique, impérialiste et aveugle aux différences. Enfin, il y a eu une éclipse des Lumières liée à l’effondrement d’un idéal de progrès et les exemples comme Auschwitz ou Hiroshima, mais aussi l’exploitation forcenée de la nature et des vivants soulignent l’irrationalité de la raison. La raison devenue folle.
Pour moi, c’est le projet du livre, on peut défendre les quatre piliers des Lumières à condition de contester leur fondement dualiste, c’est-à-dire cette séparation de la civilisation et de la nature, cette amputation de la raison donnant naissance à une société bureaucratisée, à une quantification de tout, à un calcul. La raison devenant un instrument d’exploitation des vivants et des humains.
Dans votre livre, vous insistez sur la nécessité de mettre un terme à l’anthropocentrisme, qui place l’homme au centre de tout, au-dessus de tout, idée des Lumières...
Mon projet reste quand même un projet humaniste. C’est à partir de l’humain qu’on protège la nature, les autres vivants etc. C’est d’autant plus important de le dire que ces Lumières nouvelles que j’essaie de promouvoir sont des Lumières radicalement écologiques. Il y a l’idée de la rationalité de l’habitation de la terre. Nous ne sommes pas seulement liberté mais nous sommes aussi vulnérabilité. Nous sommes liés aux autres vivants et nous habitons une terre que nous partageons avec les autres espèces et aussi avec d’autres cultures.
Et c’est là qu’émerge un terme important dans votre œuvre, c’est la question de la responsabilité ?
Oui, la responsabilité qui modifie de l’intérieur la liberté, et qui change cet humanisme qui n’est plus fondé sur l’amour-propre, disait Claude Lévi-Strauss, mais sur la prise en compte de l’interdépendance à l’égard des autres vivants. Le concept majeur de ce livre, c’est celui de la domination. J’ai essayé de faire la genèse de cette inversion du progrès en régression et il me semble qu’il y a une domination, à la fois de la nature à l’extérieur de soi, à l’intérieur de nous, et une domination des autres qui explique justement que même les Lumières ne nous ont pas préservés du pire au XXe siècle.
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