François Gemenne : "En 2022, il y a eu 32 millions de déplacements dans le monde, liés à des catastrophes d’origine climatique"
Vendredi, l’Australie a offert l’asile climatique aux citoyens de l’île de Tuvalu. La problématique des migrations est centrale dans la question climatique.
franceinfo : En France, le projet de loi sur l’immigration a été discuté, cette semaine, au Sénat, pourtant, la question des migrations climatiques n’est absolument pas sur la table ?
François Gemenne : Alors que d’autres pays traitent la question des migrations liées au changement climatique. L’Australie, par exemple, qui a décidé, vendredi, d’accorder l’asile climatique aux 11 000 habitants de l’île de Tuvalu, un archipel du Pacifique sud, menacé par la hausse du niveau des mers. Mais quand on parle des migrations climatiques, en France ou en Europe, on a systématiquement tendance à en parler au futur, comme d’un risque qu’on pourrait éviter. Tout le débat est cadré par des projections futures, qui prévoient des centaines de millions de réfugiés d’ici 2030 ou 2050, et on se demande comment on va faire pour absorber ces flux migratoires dans nos systèmes d’asile et d’immigration. La réalité, c’est que ces migrations existent déjà : par exemple, l’an dernier, il y a eu 32 millions de déplacements dans le monde qui étaient liés à des catastrophes d’origine climatique : des ouragans, des sécheresses ou des inondations, par exemple.
Ça semble énorme, c’est pareil chaque année ?
C’est considérable, en effet. On peut dire qu’aujourd’hui, le changement climatique est déjà devenu un des premiers facteurs de migration dans le monde. Chaque année ce sont des millions de personnes qui sont déplacées, et chaque année le chiffre est supérieur au nombre de personnes déplacées par des guerres et violences. Donc il ne faut pas en parler au futur, mais au présent.
Mais pourquoi on ne s’en occupe pas, on a l’impression qu’on ne les voit pas, en tout cas pas en France ?
Il y a deux raisons qui expliquent ça : d’abord, contrairement aux déplacements provoqués par des conflits, par exemple, ce sont souvent des déplacements sur de courtes distances, à l’intérieur du pays concerné : les gens cherchent à se mettre à l’abri, pas à fuir leur pays. Et parfois, il leur est possible de retourner chez eux, après quelques semaines ou quelques mois, même si certains impacts du changement climatique provoquent aussi des déplacements permanents, comme la hausse du niveau des mers.
La seconde raison, c’est que les facteurs de migration se mêlent souvent les uns aux autres. Par exemple, si vous vivez en région rurale et que vos revenus dépendent de vos récoltes, et donc des conditions environnementales – c’est le cas de 70% de la population du Sahel, par exemple – ça signifie que les motifs économiques et écologiques de migration se confondent. C’est aussi le cas pour les migrations de longue distance : une partie des migrants qui arrivent en Europe et que nous appelons migrants économiques, parce qu’ils ne viennent pas d’un pays en guerre, en fait nous pourrions tout aussi bien les appeler migrants écologiques, ou migrants climatiques. Mais ça supposerait évidemment qu’on s’intéresse à leur parcours migratoire, avant qu’ils ne traversent la Méditerranée…
Les migrants climatiques n'ont pas de statut à part ? Ils se confondent avec les migrants économiques ?
"Les migrants climatiques n’ont pas de statut particulier."
François Gemenneà franceinfo
Mais on s’imagine souvent qu’il s’agit d’une catégorie particulière, à part, distincte des autres flux migratoires. La réalité c’est que les motifs de migration sont souvent mélangés les uns aux autres : dans beaucoup d’endroits, les conditions de stabilité économique ou politique sont intrinsèquement liées aux facteurs climatiques. Et le changement climatique va créer des situations de tensions ou de pauvreté qui seront elles-mêmes génératrices de migrations.
Mais comment est-ce qu’on peut faire des projections sur le nombre de migrants liés au changement climatique ?
Tout le problème est là : ces projections se fondent en fait sur le nombre de personnes exposées aux impacts du changement climatique, et la migration n’est qu’une des réponses possibles face à ces impacts.
Pourtant on n’arrête pas de dire que le changement climatique va provoquer une nouvelle vague migratoire et que ça risque d’être le chaos ?
Et pourquoi dit-on ça ? Pour faire peur aux gens. On s’est dit que le meilleur moyen de convaincre les gouvernements occidentaux de réduire leurs émissions, c’était d’agiter l’épouvantail des migrations, comme un argument massue qui devait les convaincre de leur intérêt à réduire leurs émissions. Mais ce type d’argumentation risque surtout de servir la soupe à l’extrême droite.
Comment ça ?
En présentant les migrations liées au changement climatique comme une menace terrible pour nos sociétés, on accrédite l’idée que les migrations sont en elles-mêmes un problème, voire un danger. Alors que dans certains cas, les migrations pourront être une solution d’adaptation face au changement climatique, par exemple, notamment parce qu’elles vont permettre aux familles de diversifier leurs revenus. Et que ce sont souvent des migrations de courte distance, qui sont soit des migrations à l’intérieur d’un pays, soit dirigées vers le pays voisin.
"La réalité des migrations climatiques n’a rien à voir avec la présentation qu’on en fait dans le débat public."
François Gemenneà franceinfo
Vous diriez que c’est un fantasme ?
Non, ces migrations existent bel et bien, et se comptent en millions. Mais la présentation qui en est faite est très différente de la réalité, c’est une construction politique. Et quand on agite la perspective d’une nouvelle crise migratoire, en réalité, on va surtout pousser les Etats à fermer leurs frontières, plutôt qu’à réduire leurs émissions. Mais la route de l’enfer est pavée de bonnes intentions...
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