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Enquête franceinfo Saucissons, fromages, viandes crues... Comment les salmonelles passent à travers les contrôles

En 2015 et 2016, une dizaine de décès liés à la salmonelle ont été causés par la consommation de fromages au lait cru. Enquête sur une bactérie à l'origine chaque année de 200 000 malades.

Article rédigé par franceinfo - Laetitia Cherel <br>cellule investigation de franceinfo
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Barquettes de viande de boeuf. Image d'illustration. (MAXPPP)

En décembre 2017 commençait l’affaire Lactalis. Au total, 38 bébés ont été contaminés à la salmonelle par le lait en poudre du géant laitier et plus de 200 ont été atteints entre 2005 et 2017. Un scandale sanitaire sur lequel la justice enquête. Mais il y a eu beaucoup plus grave. Selon les informations de la cellule investigation de franceinfo, une dizaine de personnes sont mortes et près de 80 ont été malades en 2015 et 2016. Elles auraient été contaminées par du fromage au lait cru, notamment du morbier et du mont-d’or, fabriqués en Franche-Comté.

"Durant l'hiver 2015, nous avons eu une épidémie nationale à salmonella Dublin, plus grave que les autres, avec un risque plus important de décédés, confirme Nathalie Jourdan-Da-Silva, médecin épidémiologiste à Santé publique France. Nous avons eu environ 80 cas avec une dizaine de décès. La consommation de deux types de fromages fabriqués en Franche-Comté, le morbier et le mont-d'or, est à l'origine de cette épidémie." La contamination a duré seize semaines, entre l’apparition des premiers cas en novembre 2015, et les derniers en avril 2016. Les victimes étaient majoritairement des personnes âgées déjà très fragilisées ayant une autre pathologie.

Une alerte dès janvier 2016

Tout commence le 19 janvier 2016. L’Institut de veille sanitaire donne l’alerte après avoir constaté un nombre anormal de contaminations à la salmonelle dans toute la France, mais en particulier en Franche-Comté. Le 8 mars 2016, une note de l’Institut que nous nous sommes procurée fait un bilan temporaire. Elle parle alors de sept morts et fait un lien plus que probable avec le fromage au lait cru.

Note confidentielle de l'Institut de veille sanitaire affirme le lien entre la consommation de ces fromages et les cas de salmonellose (DR)


En avril 2016, le bilan est de près de 80 malades et d’une dizaine de morts. Cette contamination à la salmonelle est "la plus grave des 10 dernières années", affirme Fany Molin, porte-parole de la direction générale de l’alimentation, qui dépend du ministère de l’Agriculture. 

Joëlle Remonnay, responsable de la sécurité alimentaire à la direction de la protection des populations (DDPP) de Franche-Comté, a fait réaliser à l’époque une enquête de traçabilité à partir des cartes de fidélité sur les achats de ces fromages effectués dans des enseignes de supermarchés. Cela a permis d’identifier cinq fromageries.

Pas de rappel des fromages

On peut s’étonner qu’il n’y ait pas eu de rappel de fromages. Cela tient à plusieurs raisons, selon la direction générale de l’alimentation. D’abord, la contamination ne concernait pas qu’une marque de fromage au lait cru, mais une soixantaine. C’est le nombre de producteurs de mont-d’or et de morbier en Franche-Comté. Difficile donc d’identifier ceux qui étaient contaminés. 

L’autre raison avancée par la direction générale de la santé est le fait qu’entre les incidents et le moment où le lien a pu être établi entre les victimes et les fromages, plusieurs semaines se sont écoulées. Les fromages au lait cru ayant une date limite de consommation très courte (entre 30 et 50 jours), les lots contaminés n’étaient donc plus en vente quand les enquêtes sanitaires et de traçabilité ont été bouclées. Ils avaient tous été consommés. Il y en a donc très peu qui ont été analysés avec de la salmonelle. Il n’y a donc pas pu avoir de rappel de lots.

"C’est peut-être ces deux facteurs qui expliquent que cette contamination n’ait pas été médiatisée, alors que toutes les données étaient publiques et que rien n’a été caché", affirme Fany Molin, de la direction générale de l’alimentation. Pour Jean-Yves Mano, président de l’association de consommateurs CLCV, c’est la stupéfaction : "Nous ne comprenons pas qu'une alerte générale n'ait pas été donnée par les responsables de l'État, au moins sur les précautions à prendre. C'est extrêmement grave."

Cinq fois plus de contrôles sur les fromages 

Très vite, cette crise de la salmonelle a été suivie de sérieux renforcements des mesures de contrôle chez les producteurs de fromages au lait cru. Dès le mois de février 2016, les autocontrôles sur les fromages (avant leur mise sur le marché) ont été multipliés par cinq. En août 2016, les autocontrôles sur le lait été multipliés par deux.

De plus, des consignes très strictes de prévention ont été données aux producteurs de fromages et aux éleveurs de la part des syndicats de morbier et de mont-d’or. Certains fabricants ont choisi d’aller au-delà de ces normes. C’est le cas de la Fromagerie de Doubs, à une heure de voiture de Besançon. Cette coopérative, une bâtisse tout en pierre, produit 5 000 mont-d’or par jour. Elle a multiplié par 10 ses contrôles sur le lait, même si elle n’a pas été concernée par la contamination à la salmonelle de 2015. Sébastien Delavenne, maître fromager et responsable de la Fromagerie, n’a pas hésité, avec les 30 producteurs membres de sa coopérative, à passer de trois contrôles par mois à un par jour.

Ils ont aussi décidé que les prélèvements de lait seraient effectués sur le lait de chacun des producteurs. Avant la crise, la Fromagerie analysait des mélanges de quatre laits différents. Et s’il y avait une suspicion, elle prélevait des échantillons individuels de chacun de ces laits. Ce système coûtait moins cher, mais cela prenait plus de temps pour savoir quel producteur était touché et donc pour agir.

Pas de contamination depuis 2016

Mais la note est salée. "Pour la coopérative, le coût est estimé à un peu plus de 100 000 euros, affirme Éric Février, président du syndicat du mont-d’or et l’un des responsables de la coopérative de La Fromagerie. Il y a à peu près 500 producteurs en Franche-Comté, cela représente entre 1,5 million et 1,8 million d'euros d'investissements en analyse." Mais cet investissement a porté ses fruits : aucune contamination à la salmonelle n’a été détectée sur du fromage au lait cru depuis deux ans, selon les autorités sanitaires.

En 2017, les filières morbier et mont-d’or ont mis en place un "passeport lait cru" (lien vers un document PDF). Il s’agit de 18 points de propreté et d’hygiène, qui s’ajoutent au cahier des charges de leurs fromages. Les contrôles ont également été renforcés dans les élevages de vaches laitières de Franche-Comté. Une mesure radicale a été prise pour les bêtes. "Les vaches dont le lait est contaminé sont systématiquement abattues, explique Éric Février. C’était déjà conseillé et pratiqué par bon nombre d’éleveurs avant, mais ça a été demandé systématiquement après la crise." Cet homme élève avec sa femme 75 vaches montbéliardes et une centaine de génisses. Il les connaît toutes par leur petit nom. "Il n’y a pas de réglementation, c’est nous qui l’imposons", ajoute-t-il avec sa casquette de président du mont-d’or.

Peu de contrôles au-delà des fromages

La détection de la salmonelle n’est pas obligatoire sur les vaches, ni même sur les porcs. Le seul dépistage obligatoire aujourd’hui concerne les élevages de poules pondeuses parce que les contaminations à la salmonelle par les œufs sont les plus fréquentes. "Comme les œufs sont souvent consommés crus, il y a un risque particulier pour le consommateur, explique Gilles Salvat, directeur délégué de l’Agence pour la sécurité sanitaire. On a une réglementation européenne qui exige que les volailles contaminées soient abattues. L'application de cette réglementation a permis de diminuer de 40 à 50 % les infections. C'est une prévention efficace."

Pourquoi ne pas dépister systématiquement les bœufs et les porcs ? Parce que, selon les spécialistes, les mécanismes de transmission de la salmonelle ne sont pas les mêmes que chez les volailles. "Il n'y a pas de solution scientifique parfaitement établie pour éradiquer complètement les salmonelles chez les porcs et les bovins, déplore Gilles Salvat. On est un peu désemparés, c’est pour ça qu’il n'y a pas de réglementation."

Pourtant, un chiffre interpelle : 3% des élevages de bovins sont contaminés par la salmonelle, selon une enquête de l’Agence de sécurité sanitaire, que la cellule investigation de franceinfo a pu consulter. 3%, ce n’est pas négligeable, même si dans la plupart des cas, il n’y a pas de risque pour le consommateur puisque la salmonelle est détruite lors de la cuisson des aliments qui en contiennent (à partir de 63°C).

En revanche, le problème se pose pour la viande hachée consommée crue ou saignante. "Il y a un vrai risque de survie des salmonelles à l'intérieur des steaks." En 2010, à Poitiers, plus de 500 élèves ont été malades après avoir mangé des steaks hachés surgelés à la cantine de leur collège. Une trentaine a été hospitalisée.

Un élevage de porcs sur deux concerné

Selon plusieurs études scientifiques, on trouve également des traces de salmonelle dans la moitié des élevages de porcs. Le risque est, là aussi, assez limité, puisque la viande de porc est en général bien cuite. Mais pour certaines charcuteries bien spécifiques, il peut y avoir un problème. "Le risque est lié à certains types de produits secs, qui ne vont pas être assez séchés, comme certains saucissons pour l'apéritif", affirme Gilles Salvat de l’Agence de sécurité sanitaire.

Il faut noter toutefois que ces contaminations à la salmonelle, toutes filières confondues, ont globalement baissé depuis une vingtaine d’années, même si la salmonelle reste la principale cause d’intoxication alimentaire, avec la listeria.

L’abattage au cœur du problème

Un des maillons essentiels de la transmission de la salmonelle est l’abattage. Quand un animal est porteur-sain, la bactérie ne se trouve pas dans sa chair, mais dans son estomac et dans ses intestins. Toute la difficulté est de faire en sorte que ces "poches" ne soient pas percées au moment où la carcasse est découpée. "Cela nécessite de bonnes gestuelles pour éviter la rupture de la paroi digestive", explique Fabienne Niger de la Fédération nationale de l’industrie et du commerce de la viande (FEDEV).

Mais, il peut arriver que les poches soient percées accidentellement et que leur contenu se déverse sur la viande. Dans le jargon des abattoirs, on appelle ça "une souillure". "Lorsque cela arrive, on va identifier la carcasse, la mettre de côté, et retirer de la consommation humaine toutes les parties contaminées, sous supervision des services vétérinaires, assure Fabienne Niger. Nous sommes responsables des produits que l'on met sur le marché. On ne peut pas se permettre un accident."

Des abattoirs sous pression

Mais, il y a les consignes et la pratique, rappelle Geoffrey Le Guilcher. Ce journaliste indépendant a passé un mois et demi comme ouvrier dans un des plus grands abattoirs de France, sans dire qu’il était journaliste. Il en a fait un livre, Steak machine (éd. Harmonia Mundi, février 2017).

"Souvent, quand un ouvrier ne veut pas perdre de temps et que la souillure est minime, il découpe le morceau en question et le jette, sans en informer personne, raconte le journaliste Geoffrey Le Guilcher, auteur du livre Steak machine. Il n'applique pas la consigne. Il y a beaucoup de zones grises dans ces règles. La réalité est bien différente."

D’autant que sur la chaîne de production, les cadences sont très élevées. Dans l’abattoir où Geoffrey Le Guilcher a travaillé, on tue en moyenne un bœuf par minute. Physiquement très éprouvants, ces postes sont occupés à 40 % par des intérimaires. "Ces ouvriers sont logiquement moins bien formés que ceux en CDI, constate le journaliste. Il y a un savoir-faire et des règles, que la hiérarchie essaye de faire respecter au sein de l'abattoir, mais à cause du manque de formation, on lutte et on essaye de tenir la cadence comme on peut."

La pression, les services vétérinaires de l’État peuvent aussi l’avoir. Leur présence est obligatoire dans chacun des 263 abattoirs de France. Ils sont chargés de contrôler les carcasses, et de mettre de côté, la viande contaminée, ce qui peut représenter une perte financière pour l’abattoir. "Ce sont des millions d'euros qui sont en jeu, témoignent Didier Herbert et Philippe Béranger, deux anciens inspecteurs des abattoirs, aujourd'hui représentants syndicaux au SNUITAM-FSU. S'il y a beaucoup de souillures, on peut être sûrs que le patron de l’abattoir sera à côté de nous pour surveiller. Sa présence est une vraie pression pour nous." Le ton des échanges peut parfois être vif. "On peut en arriver aux insultes", dit-il.

Nous avons contacté plus de 10 abattoirs. Tous ont refusé de nous recevoir et de répondre à nos questions.

Des fraudes sur les contrôles à la salmonelle

Au-delà de ces dysfonctionnements, il peut arriver que des abattoirs mettent en places des systèmes pour contourner les contrôles. C’est ce qui se serait passé chez Castel Viandes, un abattoir de Chateaubriand, en Loire-Atlantique. Les carcasses contaminées auraient été réintroduites dans la chaîne d’abattage. C’est en tout cas ce qu’affirme Pierre Hinard, l’ancien directeur-qualité de l’entreprise : "La direction obligeait mes assistantes à falsifier les documents comptables pour faire disparaître le fait que les animaux avaient été repérés comme souillés sur la chaîne d'abattage. Il y avait une double comptabilité systématique des traçabilités. Toute la chaîne était faussée dans les enregistrements informatiques." Par la voix de son avocat, l’entreprise réfute ces accusations. Une enquête judiciaire est en cours.

Une autre fraude à grande échelle sur les contrôles à la salmonelle s’est déroulée chez le numéro un du porc en France, la Cooperl Arc Atlantique, basée à Lamballe en Bretagne : 2 000 tonnes de viande contaminée ont été écoulées entre 2010 et 2012, en France et à l’étranger. En 2015, cette société a été condamnée à plus de 3 millions d’euros d'amende. Pour réussir cette opération, l'entreprise falsifiait ses propres contrôles à la salmonelle. "La Cooperl testait sa propre viande, explique le journaliste au Télégramme, Gwendal Hameury. Ils notaient cela informatiquement mais aussi sur des cahiers. Il s'est avéré que les résultats n'étaient pas concordants, certains positifs sur les cahiers et négatifs sur les ordinateurs des salariés."

Pour l’industriel, l’intérêt était double. Le premier était de pouvoir vendre du porc sur le marché russe. "La Russie exigeait de la part de ses fournisseurs des produits qui soient sans salmonelle, indique Jean-Michel Chappron, le directeur des services vétérinaires des Côtes-d’Armor. Il y avait peut-être un intérêt de produire des résultats d'analyse qui soient négatifs, pour faciliter l'édition des certificats d'exportation."

Deuxième intérêt : la viande contaminée peut être vendue, mais sur un autre circuit, comme par exemple pour la fabrication de nourriture pour animaux. Précisons qu’elle est alors cuite à plus de 63°C, ce qui permet d’éliminer les salmonelles. Mais dans ce cas, son prix de vente est beaucoup moins élevé. La déclarer sans salmonelle permet donc de la vendre au prix normal.

La limite des autocontrôles

En 2005, la réglementation européenne a mis en place le système dit des "autocontrôles". Les industriels et les producteurs sont responsables de la qualité de leurs produits et doivent effectuer les contrôles nécessaires. Les services de l’État, eux, ne sont là que pour vérifier que les industriels ont bien fait leur travail. Sauf que l’État n’a pas les moyens de tout vérifier.

Pour certains, c'est une porte ouverte à toutes les dérives. "L'Europe défend le principe que l'industriel est le mieux qualifié pour connaître ses produits", déplore Didier Herbert, ancien des services vétérinaires. Mais la crise de Lactalis, c'est la faillite de l'autocontrôle, et cela a permis la présence de salmonelle dans les poudres de lait. Selon lui, c'est la périodicité des contrôles qu'il faut revoir. Pour l'usine Lactalis de Craon, les contrôles avaient lieu tous les deux ans. C'est ridicule, cela ne sert à rien."

Une commission d’enquête parlementaire a été mise en place par l’Assemblée nationale. De son côté, le Sénat vient de rendre public 17 propositions. Parmi elles, le renforcement des contrôles de l’État. Mais cela nécessite des moyens supplémentaires. Actuellement, il y a 500 inspecteurs pour 200 000 établissements à contrôler.

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