"Je ne connais aucune autre grosse entreprise qui se comporte de la même façon" : plongée au cœur de la stratégie du silence de Lactalis
Alors qu'une enquête est en cours pour "tromperie aggravée par le danger" dans l'affaire du lait de Lactalis contaminé aux salmonelles, franceinfo montre les causes et les conséquences de la stratégie du silence, privilégiée par le groupe agroalimentaire.
Jeudi 15 février, 30 nouvelles plaintes ont été déposées par des familles se disant victimes du lait contaminé aux salmonelles produit par Lactalis. Ces plaintes s’ajoutent aux cinquante précédentes. Une enquête préliminaire a été ouverte pour tromperie aggravée par le danger pour la santé humaine. franceinfo montre les causes et les conséquences de la stratégie du silence, privilégiée par le groupe agroalimentaire.
L'alerte en 2017
En novembre 2017, l’Institut Pasteur repère un taux anormalement élevé de cas de salmonellose chez des bébés. Il découvre par la suite qu’il s’agit de la même souche apparue en 2005 dans l’usine de Craon (Mayenne), qui appartenait alors au groupe Celia et avait provoqué la contamination à la salmonelle de près de 150 bébés. "Les anciennes souches bactériennes que nous conservons en collection nous ont permis de comparer les deux souches, il s’agissait bien de la même", indique François-Xavier Weill, directeur du Centre national de référence de la salmonelle, à l’Institut Pasteur, qui a supervisé toutes ces analyses.
Une bactérie bien cachée pendant 12 ans
Où est passée la bactérie Salmonella agona pendant ce temps ? Elle est sans doute restée dans l’usine de Craon. "Dans un milieu très sec, la salmonelle ne survit pas aussi longtemps, explique Gilles Salvat, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses). Il est possible, à cause d’opérations de nettoyage et de désinfection, que certaines salles de l’usine soient restées humides. Comme toutes les salmonelles n’ont sûrement pas été tuées en 2005, les bactéries ont très bien pu survivre et se multiplier."
Pourquoi le problème n’a-t-il pas été réglé en 2005 ? Quelles mesures le groupe Celia a-t-il prises après la contamination, puis le groupe Lactalis quand il a racheté le site de Craon, un an plus tard en 2006 ? Ni la préfecture de la Mayenne, ni les ministères de l’Agriculture ou de l’Économie n’ont accepté de répondre aux sollicitations de franceinfo sur ce point.
Lactalis ne signale pas un contrôle positif
Le groupe a reconnu avoir découvert des traces de salmonelle jusqu’en 2016. Mais le groupe n’a pas ébruité l’affaire. Lactalis s’est appuyé pour cela sur une subtilité réglementaire. En effet, lorsqu’un industriel trouve de la salmonelle dans ce qu’on appelle "l’environnement" de l’usine, c’est-à-dire dans les bâtiments de son établissement (carrelage, salles de production, vestiaires, etc.), la loi ne l’oblige pas à prévenir les services de l’État. Seule, la détection de la bactérie dans un produit mis sur le marché le contraint à informer les autorités. "Tant que les produits sont dans son établissement, il n’y a en effet pas d’obligation, explique Fanny Molin, de la Direction générale de l’alimentation (DGAL) au ministère de l’Agriculture. Néanmoins, si l’industriel estime qu’il y a un risque pour les produits vendus aux consommateurs, il doit prévenir." Plusieurs contrôles positifs dans l’environnement de l’usine de Craon n’ont pas été transmis aux autorités concernées, notamment en 2009, 2013 et 2014, comme l’a révélé Patrick Dehaumont, le directeur de l’Alimentation, devant une commission au Sénat, le 13 février 2018.
Plus grave, Lactalis a détecté la bactérie dans son lait, en 2011. Un "autocontrôle" positif dont le groupe n’a pas informé les autorités. "Il n’y a pas eu de remise en cause au niveau de l’entreprise", regrette aujourd'hui Patrick Dehaumont.
Ces résultats positifs n’ont rien de surprenant puisque l’Institut Pasteur a identifié 27 cas de bébés contaminés par la même souche entre les contaminations avérées de 2005 et de 2017.
Le laboratoire d’analyse mis en cause par Lactalis
Pour sa défense, le PDG de Lactalis, Emmanuel Besnier, a mis en cause, lors d'un entretien au journal Les Echos, du 31 janvier dernier, le laboratoire sous-traitant qui assure les autocontrôles de l’usine de Craon sur les salmonelles. "Nous avons beaucoup de mal à comprendre comment 16 000 analyses réalisées en 2017 ont pu ne rien révéler, a-t-il soutenu. Ce n’est pas possible qu’il y ait eu zéro test positif. Nous avons des doutes." Accrédité et audité tous les dix-huit mois, le laboratoire visé, Eurofins, n’a pas souhaité faire de commentaire. Quoi qu’il en soit, l’industriel est responsable des contrôles de ses produits, qu’il les effectue lui-même ou qu’il charge un laboratoire extérieur d'y procéder. "Les autocontrôles sont toujours faits sous la responsabilité de l’industriel", précise Fanny Molin, de la Direction générale de l’alimentation (DGAL).
Une bactérie difficile à détecter
La salmonelle est la hantise des industriels de l’agroalimentaire. Elle est très difficile à détecter, en particulier dans un milieu très sec comme une boîte de lait en poudre. Le lait en poudre est l’un des produits les plus contrôlés, mais les analyses ne sont pas infaillibles. "Dans une boite de 900 g de lait, le nombre de salmonelles peut être très faible, et surtout leur répartition est très hétérogène, explique Gilles Salvat, directeur général délégué de l’Anses. Quand on va prendre un échantillon de 25 g, on peut très bien passer à côté. Quand on n’en trouve pas, cela ne veut pas forcément dire qu’il n’y en a pas." Pour pallier les failles des échantillonnages, faut-il multiplier les analyses ? "L’analyse coûte cher, répond Gilles Salvat. On calcule le nombre d’échantillons en fonction du risque. Mais en général on n’est pas dans des seuils de risques majeurs en appliquant ces plans d’échantillonnage." Pour détecter de la salmonelle dans de la poudre infantile, la réglementation européenne préconise aux industriels d’effectuer 30 prélèvements de 25 g par lot. Mais cela n’est pas obligatoire.
Le loupé du retrait des produits
Les ratés des retraits des produits contaminés (des marques Picot, Milumel, Taranis et Delical) est un autre volet de l’affaire dite Lactalis. Le géant laitier a tergiversé, il a d’abord ordonné un premier rappel le 2 décembre 2017. Puis le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, a lui-même suspendu la commercialisation de 620 nouveaux lots. Lactalis demande à nouveau, le 21 décembre, le retrait de 720 références. Enfin, le gouvernement exige le retrait de toutes les boîtes de lait en poudre fabriquées à Craon soit un total de 12 millions de boîtes dans 85 pays.
Lactalis a-t-il vraiment pris la mesure de ce qui se passait ? "Un lait infantile, en matière de crise, c’est ce qu’il y a de pire, estime un professionnel de la grande distribution, qui souhaite garder l’anonymat. Dans l’esprit des consommateurs, c’est comme un produit de pharmacie." La seule solution est le retrait rapide et radical de tous les lots. "Même si cela doit coûter un million d’euros, ajoute le spécialiste. Ce qui ne représente pas grand-chose pour un groupe comme Lactalis qui fait 17 milliards d’euros de chiffre d’affaires." D’autres groupes alimentaires ont fait face à des problèmes sanitaires du même type, mais certains ont appliqué le principe de précaution. En 2016, on a découvert un morceau de plastique dans une barre chocolatée du groupe Mars qui a préféré prendre les devants. "Le groupe a rapidement retiré une grande part de ses produits, dans 55 pays, raconte Gaëlle Fleitour, journaliste spécialiste de l’agroalimentaire au magazine Usine Nouvelle. Ils ont suivi le principe de précaution. Il n’y a pas eu de répercussion sur le chiffre d’affaires ou sur l’image du groupe."
Grandes surfaces et pharmacies à la traîne
Dans l’affaire des retraits des produits Lactalis, les procédures de retrait et de rappel ont connu des défaillances nombreuses dans les grandes surfaces. Tous les lots n’ont pas été retirés des rayons, malgré les différents rappels. D’autres ont été replacés en magasin après avoir été apportés par des clients. Certaines enseignes expliquent que ces rappels portaient sur 80 produits différents. "Dans les magasins, cela s’est traduit de manière contradictoire", admet Thierry Désouches, porte-parole du groupe Système U, qui reconnaît une succession d’instructions complexes et beaucoup d’incompréhensions.
"C’est une défaillance très grave, fulmine Patrick Dehaumont, directeur général de l’Alimentation, auditionné par le Sénat. Compte tenu du risque potentiel, il fallait enlever tous les produits. Cela ne doit pas se reproduire."
Les pharmacies ont également connu des défaillances. Pourtant, "elles ont un système d’alerte informatisé commun à toutes les officines, explique Jean-Yves Mano, président de l’association de consommateurs CLCV. Certaines ont pourtant distribué des produits impropres à la consommation. C’est surréaliste." Jean-Yves Mano réclame un nouveau protocole : "De la production à la distribution, il faut mieux informer les consommateurs."
Dans "la secte" Lactalis, un véritable culte du secret
Emmanuel Besnier, 46 ans, héritier de l’entreprise familiale de lait et 8e fortune de France, a toujours cultivé la discrétion. "Il redoute le contact avec le public, explique un professionnel de la grande distribution. Lactalis, c’est une entreprise familiale qui n’a pas de fonds de pension pour lui dire ce qu’il doit faire. Le PDG, comme on ne lui impose rien, il fait ce qu’il veut. Il est le patron, c’est lui qui décide."
Cette culture du secret s’est développée à tous les échelons, chez les cadres comme chez les ouvriers, y compris ceux qui ont quitté l’entreprise. Contactés par nos soins, une quarantaine d’entre eux n’ont donné pas suite. Cette culture du secret chez Lactalis, (que certains surnomment "la secte") s’illustre également à travers son refus de publier ses comptes, ce qui est pourtant obligatoire. Peu dissuasive, l’amende est passée, depuis la loi Sapin II, de 1 500 euros en 2016 à 2% du chiffre d'affaires annuel par jour de retard. Mais le groupe n’a toujours pas déposé ses comptes annuels, et fait la sourde oreille. "C’est une des plus grandes multinationales du monde et cela fait 17 ans que ça dure, s’exclame le journaliste Nicolas Cori, qui a enquêté sur le marché du lait pour le site Les Jours. Je ne connais aucune autre grosse entreprise qui se comporte de la même façon que Lactalis. C’est assez incompréhensible que cela ait pu durer si longtemps."
Pour se justifier, Lactalis invoquerait le secret des affaires. "Ils ne veulent pas donner d’informations sur leur rentabilité à leurs concurrents, poursuit le journaliste, sauf que les autres groupes, eux, publient leurs comptes. C’est une situation faussée." Le groupe profiterait de cette situation pour mieux négocier avec les producteurs de lait. "Comme ils disent qu’eux aussi perdent de l’argent et qu’il n’y a pas de chiffre officiel sur leur bénéfice, les producteurs n’ont pas d’argument à faire valoir."
Il y a un an, l’Observatoire des prix et des marges alimentaires avait saisi le tribunal de commerce de Laval (Mayenne) pour qu’il exige la publication des comptes du groupe laitier. Mais comme l’émission Cash Investigation l’a récemment révélé, le vice-président de ce tribunal de commerce de la Mayenne n’est autre qu’un haut cadre de Lactalis. Le dossier a donc été transféré au tribunal de commerce de Rennes (Ille-et- Vilaine). Les comptes de trois entités de Lactalis ont finalement été publiés, mais pas les résultats consolidés du groupe.
Le ministre de l’Agriculture a fait savoir que cette situation le dérangeait, sans plus de résultat. Mais la majorité a retoqué en janvier 2018 un amendement qui proposait de durcir les sanctions. Et selon nos informations, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances, considèrerait que Lactalis est suffisamment affaibli par la crise actuelle pour ne pas en rajouter.
Belgique, Luxembourg : une gestion fiscalement optimisée
Le géant de l’industrie laitière est également adepte de l’optimisation fiscale : une pratique courante et parfaitement légale. En Belgique, Lactalis possède une holding qui lui permet de ne payer que 2,5% d’impôts. Une situation que le groupe a reproduite au Luxembourg. "La société IKB international détient des marques qui sont dans le groupe Lactalis, indique Nicolas Cori. Cela lui permet d’échapper aux impôts sur la propriété intellectuelle." Cette filiale a engrangé 100 millions d’euros sur les quatre dernières années. "Sur cette somme, elle n’a payé que 2,8 M € d’impôts sur le résultat, déplore le journaliste, soit un taux d’imposition de 2,8%, très loin des 33% du taux français."
Des règles d’urbanisme pas toujours respectées
En 2012, Lactalis demande une extension de son site de Craon en Mayenne, pour construire une seconde tour de séchage et passer de 15 000 à 45 000 tonnes de lait en poudre par an. Un permis de construire est délivré, mais la loi veut que les travaux ne démarrent qu’après les conclusions de l’enquête publique. Une règle que Lactalis n’a pas respectée. "J’ai découvert que les travaux avaient démarré et que la tour s’élevait déjà plusieurs mois avant que mon enquête commence, s’exclame Francis Malle, commissaire enquêteur sur ce dossier. Or la loi est formelle. On était en totale infraction."
L'association France Nature Environnement des Pays de la Loire a déposé une plainte, classée sans suite. En 2016, le tribunal administratif de Nantes a finalement annulé la demande d’extension des activités de Lactalis à Craon.
La production à l’arrêt et la Chine inquiète
Depuis le 8 janvier 2018, la production de lait en poudre de l’usine de Craon est à l’arrêt. Une des deux tours de séchage a été définitivement fermée, et l’avenir de la deuxième est incertain. Il y une conséquence sociale : 228 des 546 employés de l’usine sont au chômage technique. Lactalis s’est engagé à leur proposer des reclassements en Mayenne, dans un rayon de 50 km autour de Craon. Enfin, au-delà de la Mayenne, cette crise a déjà des répercussions à l’étranger. La Chine, devenue un très important marché pour les produits laitiers, s’inquiète et demande des explications à la France. C'est toute la filière française du lait qui tremble aujourd’hui.
Contactée, la direction de Lactalis n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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