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Allocation aux adultes handicapés : cinq questions sur le refus du gouvernement de "déconjugaliser" l'AAH

La proposition d'individualiser l'allocation destinées aux personnes en situation de handicap a suscité de vifs débats à l'Assemblée nationale, avant d'être rejetée par le gouvernement.

Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Sophie Cluzel, secrétaire d'Etat chargée des Personnes handicapées, prend la parole lors d'une séance publique de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 15 juin 2021  (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS)

Décorréler le versement de l'allocation adulte handicapé (AAH) du statut marital du bénéficiaire : cette demande, largement soutenue par les députés et le monde associatif, a provoqué des débats tumultueux à l'Assemblée nationale, jeudi 17 juin. Le gouvernement a en effet contraint les députés à voter, dans une ambiance déchaînée, une révision du calcul de l'allocation adulte handicapé (AAH) pour les personnes en couple, en écartant son "individualisation". Franceinfo revient sur les raisons de ce vote houleux. 

1Qu'est-ce que l'AAH ?

L'allocation adulte handicapé, créée en 1975, permet aux adultes en situation de handicap et dans l'impossibilité de travailler d'avoir un minimum de ressources. Ce revenu de solidarité est versé sur des critères d'incapacité, d'âge, de résidence et de ressources. Il est aussi calculé en fonction des revenus du foyer. Ainsi, les revenus de la personne handicapée et de son compagnon ou de sa compagne sont pris en compte. 

Cette aide d'un montant maximal de 903,60 euros mensuels, pour 2021, est accordée sur décision de la Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Elle est actuellement versée à plus de 1,2 million de bénéficiaires, dont 270 000 sont en couple. Sa budgétisation annuelle est d'environ 11 milliards d'euros.

2 Pourquoi certains proposent-ils de la déconjugaliser ? 

Depuis plusieurs années, les associations de défense des droits des personnes en situation de handicap plaident pour la suppression de la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul du montant de l'AAH pour les bénéficiaires vivant en couple, qu'ils soient mariés ou pacsés. Pour eux, la dépendance financière vis-à-vis du conjoint ne devrait pas s'ajouter à la dépendance due au handicap. Selon elles, certains adultes en situation de handicap sont amenés à devoir choisir entre rester en couple, au risque de voir leur indemnité diminuer, ou conserver l'allocation mais en renonçant sur le plan légal à leur liaison. Pour certaines associations, ce calcul fragilise aussi les femmes en situation de handicap et peut, dans certains cas, créer des situations de maltraitance. 

Selon les chiffres de l'association APF France handicap, le bénéficiaire commence à voir son allocation réduite à partir du moment où son conjoint ou sa conjointe dispose de 1 126 euros par mois, soit moins que le montant du Smic. Lorsque le revenu du conjoint atteint 2 200 euros, la personne handicapée perd totalement le bénéfice de l'AAH et se trouve, du même coup, en situation de dépendance financière. "A partir de 2 000 euros de revenus pour le conjoint, on n'a plus droit à l'AAH, s'indigne Pascale Ribes, présidente de APF France Handicap. Les ressources d'un conjoint ne font pas disparaître le handicap et on est ainsi à la merci de son compagnon." 

En 2019, le Parti communiste français avait proposé de mettre un terme à "ce calcul injuste, dont les conséquences concrètes sont inacceptables". Une idée reprise dans un texte initié par le groupe parlementaire Libertés et territoires et voté, une première fois et contre l'avis du gouvernement, le 13 février 2020, par les députés. Le Sénat, à droite, avait aussi donné son feu vert. La mesure est revenue, jeudi, à l'Assemblée pour une deuxième lecture, dans le cadre d'une "niche" du groupe communiste. Cette mesure se trouvait au cœur de la proposition de loi portant "diverses mesures de justice sociale"

La déconjugalisation de l'AAH entraînerait une perte totale de l'allocation pour une infime partie des bénéficiaires ainsi qu'une hausse des dépenses pour l'Etat. Selon un rapport du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2021, qui reprend les estimations de la Drees (direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques), la mesure entraînerait une dépense supplémentaire de 560 millions d'euros par an. Si 67% de l'ensemble des couples bénéficiaires, soit 196 000 ménages, seraient "gagnants", 44 000 allocataires en couple et qui ont des revenus personnels seraient eux "perdants". Leur perte moyenne est estimée à 270 euros mensuels et 21% d'entre eux perdraient le bénéfice de l'allocation du fait de cette mesure.

3Pourquoi le gouvernement s'oppose-t-il à une individualisation de l'AAH ?

En face, le gouvernement, LREM et son allié MoDem défendent la prise en compte des revenus du conjoint. Jeudi, le gouvernement a ainsi rejeté la proposition d'une AAH individualisée, mesure jugée "extraordinairement anti-redistributive" par le député LREM Alexandre Holroyd. Selon lui, "elle bénéficierait aux couples aux revenus les plus élevés, sans améliorer la condition des plus fragiles"

Pour le gouvernement et la majorité, la "déconjugalisation" de l'AAH remettrait en cause la base même sur laquelle est construite la solidarité nationale, puisque la situation conjugale est prise en compte dans le calcul de tous les minima sociaux et dans le système fiscal. Une analyse contestée par les partisans d'un nouveau mode de calcul. La secrétaire d'Etat chargée des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, a aussi soutenu qu'une individualisation de l'AAH se heurterait à des difficultés de mise en place informatique, un argument qui lui a valu une volée de critiques. 

Plutôt que de déconjugaliser l'AAH, le gouvernement a donc préféré un simple abattement forfaitaire de 5 000 euros sur les revenus du conjoint pour les couples sans enfant, auquel s'ajouteraient 1 000 euros supplémentaires par enfant. Plus de 60% des 150 000 couples dont le bénéficiaire de l'AAH est inactif conserveraient ainsi leur AAH à 903 euros, au lieu de 45% des couples aujourd'hui. Cette proposition a été présentée par Sophie Cluzel comme un "engagement politique concret, rapidement opérationnel, au bénéfice de tous", qui permettrait à 120 000 couples bénéficiaires de l'allocation de recevoir en moyenne 110 euros nets mensuels supplémentaires. 

4Que s'est-il passé à l'Assemblée nationale ?

Le débat sur la révision du calcul de l'AAH pour les personnes en couple a vite tourné au vinaigre lors de cette discussion en deuxième lecture, rapporte Public Sénat, qui décrit une ambiance "survoltée". De nombreux députés, y compris au sein de la majorité, ont en effet pris position pour une individualisation de l'AAH, révoquant la position de l'exécutif. De LFI à LR en passant par le groupe Agir, allié de la majorité, de très nombreux députés ont demandé à mettre fin à une "situation inique et injuste" pour les personnes handicapées, sommées de choisir entre "vivre en couple ou être indépendantes financièrement"

Face à cette vive contestation, le gouvernement a demandé un report du vote, puis a eu recours au vote bloqué, qui permet de ne soumettre au vote que les amendements choisis par le gouvernement, ne laissant aux députés d'autre choix que de voter sans retouche la version approuvée par l'exécutif. La méthode a suscité la colère de nombreux députés de tous bords politiques, certains dénonçant un "coup de force terrible" et un "manque de respect du Parlement".

5Quelles ont été les réactions face à ce passage en force ?

De nombreux députés, de La France Insoumise aux Républicains, ont quitté avec fracas l'hémicycle et 16 rappels au règlement ont été prononcés. Le député LFI, François Ruffin, a accusé le gouvernement d'avoir "un portefeuille à la place du cœur" et le député LR, Marc Le Fur, a déclaré que le gouvernement était "en train de tout gâcher". "C'est politicien, c'est nul", s'est également indignée la communiste Marie-George Buffet, dont son groupe portait le projet de loi.

En retour, Sophie Cluzel a dénoncé "une vision misérabiliste du handicap". L'air grave, la secrétaire d'Etat a aussi assuré face à plusieurs députés, manifestement émus et en colère, être "totalement respectueuse de tout le monde". De son côté, le patron des députés LREM, Christophe Castaner, a invité ses troupes à ne pas tomber "dans le piège des oppositions"

Du côté des associations, APF France handicap a jugé ce vote comme "un coup de force honteux qui méprise les personnes en situation de handicap. C'est inacceptable". La méthode a été également jugée "scandaleuse" par l'avocate et militante Elisa Rojas, dénonçant "la brutalité et le mépris de Sophie Cluzel et de son gouvernement à l'égard des personnes concernées, sur un sujet essentiel pour leur autonomie et leur survie" auprès de l'AFP. Le texte doit maintenant repartir au Sénat. Ce texte sera probablement intégré au prochain budget de la Sécurité sociale pour une application au 1er janvier 2022.

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