Crise de l'hôpital : pourquoi la loi plafonnant le salaire des médecins intérimaires fait-elle craindre de nouvelles difficultés ?
Un nouveau chapitre d'une histoire sans fin ? Ereinté par la pandémie de Covid-19, fragilisé par le manque de personnel, l'hôpital public craint de basculer un peu plus dans la crise avec l'entrée en application, lundi 3 avril, du plafonnement de la rémunération des médecins intérimaires. Cette mesure a de nombreux partisans, qui espèrent y voir la fin d'une logique de l'offre et de la demande qui conduisait les hôpitaux à offrir des tarifs beaucoup plus élevés aux remplaçants, creusant leurs budgets et aggravant le décalage avec les praticiens titulaires. Mais que se passera-t-il si les intéressés refusent de se plier aux nouveaux tarifs et cessent de combler les manques au sein des effectifs ?
Redoutant la réponse à cette question, le gouvernement a jusqu'ici repoussé l'application de cette mesure, votée en 2021 dans le cadre de la loi Rist. Déterminé à la mettre en œuvre, le ministre de la Santé, François Braun, a tout de même rehaussé le plafond à une semaine de l'échéance, le faisant passer de 1 170 à 1 390 euros brut pour 24 heures, sans pour autant éteindre toutes les craintes. Voici pourquoi cette réforme inquiète.
Parce que les intérimaires sont indispensables dans beaucoup d'hôpitaux
Combien d'intérimaires manqueront à l'appel lundi ? Pour le prévoir, il faudrait déjà connaître le nombre de médecins employés sous ce statut dans les hôpitaux publics. Une statistique qui n'existe pas vraiment. Le Syndicat national des médecins remplaçants des hôpitaux (SNMRH) estime leur nombre entre 10 000 et 12 000, contre 6 000 "il y a trois-quatre ans", affirme à franceinfo son président Eric Reboli. Le décompte, qu'il dit basé sur les registres du conseil de l'ordre, "paraît énorme" à Anne Geffroy-Wernet, présidente du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi (SNPHAR-E). D'autres syndicats avancent le chiffre de 5 000 intérimaires.
Mais personne ne doute du rôle-clé de ces médecins pour maintenir certains établissements à flot. "Je pense que, quand ils ont préparé le plafonnement, ils n'avaient pas la mesure de ce que représentait l'intérim", analyse Anne Geffroy-Wernet. Dans son établissement à Perpignan, la difficulté de recruter des intérimaires a déjà conduit à "fermer une ligne de soin de Smur". Concrètement, c'est un médecin et un véhicule d'intervention en moins. Le manque de personnel se faisant de plus en plus aigu, les intérimaires ont pris une place grandissante. Notamment dans les établissements les moins attractifs, les plus isolés, et les petites structures, où chaque soignant compte. Cette situation a tiré vers le haut la rémunération des intérimaires au point de décider de la plafonner. "Les établissements ont besoin de tourner, ils n'ont pas d'autre choix que se faire concurrence" pour attirer des remplaçants, décrit Frédéric Pierru, sociologue au CNRS, spécialiste du système de santé.
Le syndicat des intérimaires prévient que leur départ aurait de graves conséquences. Il a mis en ligne un tableau listant plus de 170 établissements qui pourraient, selon lui, devoir fermer un ou des services. Début mars, la branche Grand Est de la Fédération hospitalière de France, pourtant favorable à la mesure, dévoilait le résultat d'un recensement des services à risque. Il faisait état de 54 fermetures partielles et 25 fermetures totales de services, dans cette seule région. Des services d'urgences, d'anesthésie et de réanimation notamment. Le délégué régional de la FHF était finalement plus rassurant dimanche, estimant que "peu [de ces services] seront en rupture" grâce à des déprogrammations. Mais dans un scénario catastrophe, même les services restés ouverts pourraient subir une surcharge d'activité venue des établissements touchés par des fermetures.
"Il va y avoir des fermetures de services, de blocs opératoires, de maternités...", craint lui aussi Marc Noizet, président de Samu-Urgences de France. Et les retours de terrain laissent penser que la hausse du plafond annoncée le 27 mars "n'a pas changé le positionnement des intérimaires", dit-il.
"Y aurait-il des morts ? Peut-être pas sur des brancards. Mais il y aura des retards de prise en charge, des refus de soins."
Marc Noizet, président de Samu-Urgences de Franceà franceinfo
Le 28 mars, à l'Assemblée nationale, la députée (Renaissance) Stéphanie Rist, qui avait porté la loi en 2021, a elle-même soumis au ministre de la Santé ses "inquiétudes face à la fermeture de certains services d’hôpitaux de nos régions". Si François Braun l'a assurée qu'il y aurait "une solution à chaque territoire", il a aussi déclaré tenir "un compte très précis de tous les services concernés". Ce qui témoigne du fait que le risque de fermetures est considéré comme réel.
Parce que beaucoup de médecins intérimaires refusent les conditions proposées
Seule l'entrée en vigueur de la loi, lundi, révélera combien de médecins intérimaires refusent le nouveau plafonnement. Mais Eric Reboli assure que la "majorité" des adhérents du SNMRH s'y opposent. Pour le seul syndicat des médecins intérimaires, cette nouvelle contrainte les "force à prendre des vacances" début avril, au moment de son application. Un appel clair à boycotter l'hôpital public jusqu'à nouvel ordre. En 2018, déjà, ce syndicat avait appelé à tourner le dos aux établissements appliquant le plafonnement, qui était alors facultatif et plus élevé.
Eric Reboli jugeait "pathétique" la rémunération maximum instaurée par la loi Rist : pas plus de 1 170 euros brut pour une garde de 24 heures consécutives, soit, en net, environ 38 euros de l'heure. Le syndicaliste reste persuadé que de nombreux intérimaires n'accepteront pas le nouveau plafond de 1 390 euros, par opposition de principe à un plafonnement des rémunérations.
La réalité des revenus des intérimaires fait l'objet de vifs débats.
"Quand ça dépasse certaines sommes, ça ne se dit pas trop, personne n'est très fier : ni celui qui signe le chèque, ni celui qui le reçoit."
Marc Noizet, président de Samu-Urgences de Franceà franceinfo
Ancien chef de service, l'urgentiste estime le tarif moyen d'une garde de 24 heures "autour de 1 400 ou 1 500 euros". Le président de la Fédération hospitalière de France, Arnaud Robinet, évoquait, lui, sur franceinfo, les "dérives" conduisant à des médecins "payés entre 2 000 et 5 000 euros la journée". "Ça existe", assure Patrick Pelloux, président de l'Association des médecins urgentistes de France, quand d'autres disent n'avoir jamais rencontré de tels cas extrêmes.
Eric Reboli ne dément pas qu'une telle flambée soit possible, mais déplore la focalisation sur des exemples ponctuels alors que, selon lui, l'essentiel des gardes sont payées entre 1 200 et 2 000 euros. Un montant justifié, à ses yeux, par la pénibilité d'un mode d'exercice qui conduit parfois d'établissement en établissement d'un bout à l'autre du pays. S'ils refusent de se plier au plafond, les intérimaires pourraient se tourner vers des contrats de "contractuels de motif 2". Censés pallier les difficultés de recrutement, ils permettent une rémunération bien plus importante que la grille habituelle, sous réserve d'une autorisation de l'ARS. Une solution qui viderait le plafonnement d'une partie de son intérêt budgétaire.
Signe de fébrilité : à une semaine de l'échéance, François Braun a aussi annoncé que la prime de solidarité territoriale, destinée aux médecins hospitaliers qui acceptent de dépanner des hôpitaux de leur région, pourrait être augmentée de 30%. Sous réserve d'une validation de leur ARS, ils pourraient toucher "jusqu'à 2 200 euros brut" pour une garde de 24 heures le week-end, et "1 700 euros brut" la semaine, a détaillé le ministre. Des tarifs qui deviendraient donc plus avantageux que ceux des intérimaires. A tel point que Marc Noizet craint un effet pervers : "On s'attend à une vague de titulaires passant à temps partiel" pour faire de la "solidarité territoriale" sur le temps ainsi libéré.
Parce que la mesure ne s'attaque pas à toutes les causes de l'intérim
En frappant au portefeuille, le gouvernement s'attaque à l'une des raisons d'opter pour l'intérim, mais ce n'est pas la seule. "C'est notre liberté qui est importante, assure Eric Reboli. L'intérim est une façon de reprendre le contrôle de son planning et de sa vie." S'il impose parfois des déplacements importants et des horaires élargis, il permet aussi de s'affranchir de nombreux maux de l'hôpital : cadre rigide, horaires à rallonge, travail la nuit et les week-ends… "J'ai passé 3 000 nuits de ma vie à l'hôpital. Aucun jeune ne l'acceptera", résume l'urgentiste Christophe Prudhomme, délégué national de la CGT Santé. Pour le sociologue Frédéric Pierru, la baisse des moyens de l'hôpital public a aggravé ce problème.
"La loyauté de beaucoup de soignants a été rompue. Cela peut déboucher sur un départ en retraite anticipé ou vers le privé, mais aussi par rester à l'hôpital public comme intérimaire, dans les mêmes conditions, mais avec davantage de liberté."
Frédéric Pierru, sociologueà franceinfo
Plusieurs syndicats regrettent que le plafonnement ne s'accompagne pas des mesures qui donneraient envie aux intérimaires de retrouver un poste de titulaire. Le plafonnement a beau avoir été repoussé plusieurs fois depuis octobre 2021, "on n'a rien préparé depuis", déplore Anne Geffroy-Wernet. Le SNPHAR-E demande "la reprise des négociations sur la gouvernance, le temps de travail, l'équilibre entre vie personnelle et vie privée", et une revalorisation des gardes de nuit. Cela ne suffirait pas forcément, mais permettait peut-être d'enrayer "la fuite des jeunes, et même de gens qui ont 40 ou 50 ans", vers l'intérim. Sans ce travail sur l'attractivité, prévient Marc Noizet, "on va mettre du Doliprane sur la fièvre sans traiter l'infection".
Pour l'instant, les annonces de François Braun ne vont pas dans ce sens. Revaloriser la prime de solidarité territoriale revient à "demander aux médecins de travailler plus", à rebours des aspirations à davantage de temps libre, estime Marc Noizet. Le président de Samu-Urgences de France décrit des titulaires "vent debout" face à la hausse de près de 20% concédée aux intérimaires. Sans que toutes les crispations aient disparu chez ces derniers, affirme Eric Reboli. Le terme de "mercenaire" employé par le ministre pour dénoncer les intérimaires aux rémunérations excessives lui reste en travers de la gorge. Pour le syndicaliste, cette blessure pourrait convaincre certains de tourner le dos à l'intérim lundi : "Si on était simplement intéressés par l'argent, on pourrait céder. Mais il reste les insultes, le mépris, la dévalorisation…"
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