"Ce sont comme des militaires qui reviennent d'Afghanistan" : comment les soignants tentent de surmonter le traumatisme de la crise du coronavirus
Après des semaines d'un travail sous tension pour parvenir à contenir l'épidémie, certaines blouses blanches ont à leur tour besoin d'aide.
Fabrice Viel a attendu que le petit groupe soit installé pour rappeler une règle d'or des groupes de parole qu'il anime. "Tout ce qui va se dire ici reste entre nous, insiste le psychologue. Aucun de vos propos ne finira dans un dossier ou dans un logiciel." Ce vendredi 29 mai, ce sont les brancardiers de l'hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis) que le psy s'apprête à écouter pendant une bonne heure. Ils sont sept, même tenue blanche sur le dos, à prendre place autour de la table. Pour pouvoir exprimer leur ressenti sur la crise du coronavirus qu'ils viennent de traverser, certains ont écourté leur pause déjeuner, d'autres se sont débrouillés pour s'absenter du service quelques instants.
Car cette épidémie, hors norme, a laissé des traces chez le personnel soignant. "Certains sont épuisés, ça se voit et ça s'entend, observe Fabrice Viel. C'est une expérience à laquelle ils n'étaient pas préparés." Ce jour-là, dans la bouche des brancardiers, ce n'est pas le fait de côtoyer la mort qui a marqué mais "la massivité". Quelque chose qui "n'arrêtait pas", des corps qu'il était "impossible" de déplacer "de manière discrète" comme cela se fait normalement. On évoque ce "planning qui change la veille pour le lendemain", cette chambre mortuaire "trop petite" et ces "espaces réfrigérés" qu'il a fallu réquisitionner. On rit aussi, parfois – les nerfs qui lâchent.
Le référent psy plan blanc GHU Paris-Seine-Saint-Denis distribue la parole, rebondit, mais ne prend pas de notes. Jamais. "Le but est que chacun puisse parler de la période Covid, comment il l'a vécue. Très bien, très mal, tout peut être dit, il n'y a pas de barrière, détaille-t-il à franceinfo. S'il y a de la colère contre l'administration, OK. Si c'est contre le manque de matériel, OK. S'il y a des mots un peu limites, pas grave. On accueille tout ce qui vient, il n'y a pas de tri."
Les gens que j'ai en face de moi ont mangé Covid, bu Covid pendant des semaines. Ils étaient dans un tunnel, en mode robot, ils faisaient les choses presque de manière systématique.
Fabrice Viel, psychologueà franceinfo
Avant les brancardiers, Fabrice Viel a déjà reçu le service endocrinologie, celui de chirurgie thoracique, les médecins infectiologues aussi. Il y a un point commun à chaque séance : c'est cette "large palette de sentiments". "Stress, solitude, abandon, impuissance, manque de considération… enchaîne le psy. Il y a des moments d'effondrement total, de tristesse, de colère. C'est un soignant qui craque après avoir raconté qu'il a appris le décès d'un proche du Covid alors que lui travaillait." En creusant un peu, on comprend également que ces trois mois de tension ont fait ressurgir "des difficultés personnelles antérieures", "des épisodes qui n'ont pas été digérés". "C'était là, quelque part, et ça a pété avec la crise sanitaire", poursuit le praticien, qui accompagne des patients en temps normal.
"Des soignants vont passer à côté des radars"
A Avicenne, c'est une volonté de la direction, l'ensemble des équipes aura droit à la parole, même le personnel administratif. A l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, dans le 13e arrondissement de Paris, des consultations psychologiques sont proposées au personnel. Plus globalement, tous les salariés de l'AP-HP ont reçu avec leur fiche de salaire d'avril un document, auquel franceinfo a eu accès, leur rappelant qu'une ligne d'écoute leur était réservée si besoin.
La règle est toujours la même : appelle qui veut, vient qui veut. Mais c'est aussi peut-être la limite de ces dispositifs, fait-on remarquer au sein du collectif Inter-Urgences. "Ce sont de bonnes intentions, OK. Mais beaucoup de soignants vont passer à côté des radars. Il y a ceux qui font la démarche, ceux qui acceptent de reconnaître que ça ne va pas fort. Mais pour les autres, ceux qui font semblant que tout va bien, on fait quoi ?" Bonne question…
A la section CGT de l'AP-HP, que franceinfo a sollicitée, on confirme qu'il y a "encore une grande part de déni au sein des équipes". C'est "comme s'il y avait quelque chose de honteux à parler de ses fragilités", "surtout devant ses collègues ou ses chefs", précise Emilie Vial, aide-soignante à l'hôpital de gériatrie Emile-Roux, à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne). "En discutant, on se rend bien compte qu'il y a un traumatisme, mais il y a une forme de gêne à oser se plaindre car c'est notre métier et qu'on est payés pour ça", poursuit celle qui est aussi déléguée syndicale.
Ce que j'entends souvent chez mes collègues, c'est "un soignant, ça soigne et c'est tout". Pourtant, au fond des couloirs, ça craque parfois.
Emilie Vial, déléguée CGTà franceinfo
Mais alors, vers qui se tournent les autres soignants pour vider ce sac devenu trop lourd ? Une partie trouve du réconfort à l'extérieur, auprès de l'association Soins aux professionnels en santé (SPS) par exemple. Depuis la mi-mars, cette structure, reconnue par le ministère de la Santé, explique recevoir plus de 70 appels par jour (contre cinq habituellement), avec des pics à 200 au plus fort de la crise. Au bout du fil, des médecins, des infirmières, des aides-soignants, des membres de la direction aussi parfois. Le docteur Eric Henry, son président, observe qu'"un quart de ces appels se passe la nuit ou le dimanche. Ça en dit long sur le malaise et les risques de stress post-traumatique."
C'est un manipulateur radio qui a vu "tellement de morts sur sa table" qu'il ne veut "plus jamais retourner au travail". C'est un infirmier "épuisé" qui "n'y arrive plus", qui "craque", qui "pleure", qui "fait son métier à contre-cœur". C'est un interne de 24 ans victime de "crises de panique" le soir. C'est un médecin qui ne dort plus, "traumatisé par le nombre de décès en réanimation".
Ces soignants, ce sont comme des militaires qui reviennent d'Afghanistan et qui ont vu leur collègue tomber sous une bombe. Pour enlever ça du cerveau…
Eric Henry, président de l'association SPSà franceinfo
Durée moyenne d'écoute : plus de vingt-trois minutes. Et c'est même beaucoup plus quand les appels font état d'un "risque de passage à l'acte imminent". "On en reçoit normalement seulement deux ou trois par an, calcule de tête Eric Henry. Là, on en a eu une quinzaine ou une vingtaine, le dernier il y a deux jours."
A l'image de ce SMS qu'une soignante lui a envoyé directement sur son portable, un samedi soir, peu avant 23 heures. "Bonsoir, je ne sais pas si je dois me battre ou me laisser mourir pour laisser un témoignage poignant." Lui n'y va pas par quatre chemins : "Quand vous avez des idées suicidaires, on ne peut pas attendre 8 minutes avant que ça décroche. Il faut réagir, et vite. Un suicidant, c'est une bombe qu'il faut désamorcer. Je le garde au téléphone longtemps, parfois deux heures, pour le raccrocher à quelque chose de bien, de positif. Ses enfants, son mariage, une famille qui l'aime… On dit qu'on recolle des scratchs aux yeux de la personne."
Comment Eric Henry voit-il la suite ? Il marque un silence qui en dit long. "On aura des suicides, c'est évident, finit par lâcher, abruptement, le médecin généraliste. "Cet été, le soignant qui a vu des morts pendant trois mois durant aura du mal à couper réellement, à danser avec ses amis comme si de rien n'était." Il doit d'ailleurs nous laisser : le téléphone est encore en train de sonner.
Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute est joignable 24 heures/24 et 7 jours/7 au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.
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