"C’est une routine effroyable, on ne voit que des patients graves" : le journal de crise de Valentine, urgentiste et soldat de la lutte contre le coronavirus
Avec le Grand-Est, la région Ile-deFrance est l'une des plus touchées par l'épidémie de Covid-19. Dans les hôpitaux, au centre d'appel du Samu, les soignants sont mobilisés jour et nuit. Valentine, 31 ans, est urgentiste. Chaque semaine, elle témoigne de son quotidien dans cette lutte acharnée contre la maladie.
Valentine, 31 ans, est médecin urgentiste en région parisienne. En première ligne, elle transporte dans son camion, des patients infectés par le Covid-19 vers les hôpitaux, et soigne aussi aux urgences de l’hôpital. Elle a accepté de nous raconter, chaque semaine sur franceinfo, son combat contre la maladie, ses états d’âme aussi. Tout commence pour elle il y a quelques semaines. L'épidémie touche de plein fouet le Grand-Est et arrive en Île-de-France.
JOUR 1 : "On se prépare"
18 mars 2020. Aujourd’hui, j’ai essayé de me reposer parce que le combat contre le virus va être long. J’ai travaillé 24 heures au Samu, et c’était assez difficile à gérer en émotion et en stress. On voit des patients dans des états graves et pas très âgés. Pendant une quinzaine de jours, début mars, on a reçu presque quatre fois plus d'appels que d'habitude. Dans les camions on est plutôt bien équipés, on fait très attention, on a une procédure pour s’habiller, se déshabiller, et pour nettoyer tout notre matériel et l’intérieur du véhicule. On a tout l’équipement pour être protégé au maximum.
On n’avait pas du tout imaginé que la situation allait se transformer en scénario catastrophe. Moi-même il y a quelques semaines, je n’étais pas plus inquiète que ça, ni pour moi, ni pour mes proches, ni pour les patients. On espère que ce sera un mauvais souvenir dans quelques semaines.
JOUR 2 : "La vague arrive"
Cette nuit au Samu, j’ai été confrontée pour la première fois à des patients en grande détresse respiratoire aiguë. Jusque-là j’avais eu des patients avec des atteintes moins sévères. Je trouve ça très dur sur le plan psychologique parce qu’on voit que ce sont des patients qui allaient bien il y a quelques heures et qui se dégradent très vite.
Quand on va chez les gens, c’est très difficile de devoir annoncer des choses graves dans cette tenue complète de protection, casaque, gants, lunettes, charlotte sur la tête. On a du mal à maintenir notre rôle empathique, à avoir certains gestes comme une main sur l’épaule, un regard. Cette tenue elle rend les choses impersonnelles, c’est dur pour nous et, à vrai dire, je n’ai pas très bien vécu la nuit.
On a vu beaucoup de patients graves qui vont sûrement se dégrader dans les heures qui viennent et pas forcément aller en réanimation quand ce sont des personnes très âgées, même quand elles n'allaient pas si mal au départ.
Valentine, urgentisteà franceinfo
C'est difficile aussi de faire la part des choses entre le somatique et le psychologique. C’est plus rare mais il arrive qu'on parte sur des détresses respiratoires qui sont en fait de vraies crises d’anxiété généralisées. Des patients qui n’en n’ont jamais fait mais qui sont vraiment très mal.
En tant qu’urgentistes, ce n’est pas forcément de notre ressort mais là les personnes sont tellement mal qu’elles ne peuvent plus respirer et pourtant elles n’ont aucun critère de gravité sur les constantes, j’en ai vu deux hier. Et avec pas mal de discussion, de méditation, d’hypnose, on arrive à les faire se sentir un peu mieux, mais c’est vraiment difficile de gérer l’angoisse et l’anxiété des gens.
JOUR 3 : "Troubles du sommeil"
Il est 7h 30, et je suis levée depuis une heure maintenant. Ça ne m’arrive jamais, je sens que j’ai du mal à dormir, vraiment, la nuit je me réveille plusieurs fois, au moindre bruit. D’un point de vue plus personnel, j’ai un peu l’impression de vivre le mythe de Sisyphe en continue, que ma vie est devenue un éternel recommencement. Je dors, je retourne travailler, et on fait un peu tout le temps la même chose.
C’est une routine effroyable. On fait la même chose mais on ne voit que des patients graves, et que des interventions qui sont déprimantes. Soit les patients sont graves et donc à intuber sur place avec les risques que ça suppose, soit il faut les transporter rapidement avec les risques que ça encourt aussi.
Valentine, urgentisteà franceinfo
Pour les patients qui sont déjà en fin de vie au domicile c’est très difficile à gérer. Ces derniers jours, j’ai dû soulager des personnes en détresse respiratoire à la maison, et du coup ça me fait poser aussi d’autres questions. Je suis très inquiète pour ma famille mes proches, mes grands-parents, mes collègues plus âgés que moi et moi ça m’angoisse un peu. J’espère que tout le monde va s’en sortir indemne. Quand je vois ce qui se passe dans la population générale, j’ai des doutes et c’est assez anxiogène pour moi. Ça va sûrement peut-être toucher pour nous tous, quelqu’un qu’on connaît.
J’en profite pour dire qu’il y a encore beaucoup de monde dehors, on voit énormément de joggeur qui se baladent avec leurs lunettes de soleil, et ça m’agace parce que, plus les gens vont continuer de sortir plus le confinement va durer. Plus il va y avoir de personnes atteintes de façon sévère et plus on aura des problèmes de place en réanimation. Et à titre personnel, ça m’énerve aussi parce que d’habitude je vais courir assez souvent et que là, j’y vais pas, c’est un peu dur pour moi, j’ai l’impression que je fais un effort, que d’autres ne font pas.
JOUR 4 : "Renforts et solidarité"
Au Samu, tout le monde fait preuve d’une belle solidarité, il y a beaucoup d’anciens infirmiers anesthésistes ou des médecins à la retraite qui sont revenus nous aider. Il y a aussi beaucoup d’étudiants en médecine, des externes qui sont très volontaires, et qui nous aident sur le front, ils ont un rôle assez important.
Au début ils étaient là pour répondre aux patients au téléphone sur du conseil médical et là il y a une petite armée d’externes, une dizaine jour et nuit, et ils doivent prendre en compte des appels qui sont beaucoup plus compliqués, des détresses respiratoires au téléphone, des choses qui dépassent leur niveau d’expérience.
Même s’ils sont toujours encadrés et qu’il y a un senior avec eux au quotidien, je pense qu’ils sont confrontés à des choses auxquelles ils n’étaient pas trop préparés.
Valentine, urgentisteà franceinfo
Il y aussi des personnes qui nous ont plusieurs fois livré des choses à manger, et ça c’est super sympa parce que la nourriture de l’APHP n’est pas exceptionnelle… Hier par exemple quelqu’un nous a fait des lasagnes, et un flanc pour les équipes de nuit. Il y a aussi plusieurs traiteurs qui ont livré des repas et ça fait chaud au cœur. Et puis les habitants de l’allée du Samu applaudissent à 20h le soir, dans cette petite ruelle où se situe l’entrée du Samu et c’est vraiment sympa avec tous les enfants au balcon, des habitants avec des casseroles. Hier on a passé 5 minutes comme ça en échangeant des regards et des sourires.
JOUR 5 : "Coup de cafard"
On a fait une intervention dans un foyer de jeunes handicapés et franchement ça m’a mis le cafard. Le personnel était vraiment sous équipé, juste quelques masques chirurgicaux, pas de blouses, pas de gants, pas de gel hydro-alcoolique. Des jeunes adultes handicapés qui avaient dû être changés de chambre parce qu’il commençait à y avoir plusieurs personnes touchées par le Covid-19 dans l‘établissement, donc ils ont essayé de se réorganiser, par étage atteint ou non atteint. Des jeunes, complètement perturbés par leur changement d’environnement parce qu’ils sont dans des chambres qui ne sont pas les leurs.
J’ai ressenti à la fois de la peine et de la colère
Valentine, urgentisteà franceinfo
On le sait que dans ces établissements ils sont moins bien équipés, mais je ne pensais pas à ce point-là et c’était un peu dur à 6h du matin comme dernière intervention, de constater ça, sachant que dans leur foyer, il y avait plusieurs résidents atteints de façon assez sévère, avec déjà des comorbidités de base, a priori qui vont se dégrader, et je me suis sentie impuissante.
JOUR 6 : "Impressionnée"
Aujourd'hui j'étais de retour aux urgences à l’hôpital, après 14 jours de Samu, où les interventions et la régulation sont très difficiles actuellement, avec une atmosphère un peu angoissante. Aux urgences, en 14 jours, ça s'est bien organisé, je suis impressionnée. Chaque jour, tout change, il y a de nouvelles recommandations, de nouvelles façons de faire pour tous les soignants de France. On doit s'adapter rapidement et ce n'est pas évident.
Depuis un mois déjà, on est organisé en secteur Covid-19, et une petite zone en secteur non Covid-19 où beaucoup moins de gens consultent. Concernant le secteur Covid, on a une tente qui a été dressée sur le parvis de l'hôpital. J'avais peur qu'il fasse froid dedans, mais en fait, c'est chauffé, bien équipé, facile à nettoyer, avec une dynamique de flux d'air qui fait que pour le soignant, le risque de contamination est moins important. Les patients rentrent d'un côté et sortent de l'autre côté, et les soignants font une espèce de marche inversée. Cette tente reçoit les patients ambulatoires qui auraient pu rester chez eux s’ils avaient reçu un conseil médical préalable mais qui ont préféré consulter par leurs propres moyens. Dans cette tente, il y a une infirmière et une aide-soignante avec un médecin, et ça c'est le gros point positif.
Ce sont des médecins d'une spécialité chirurgicale : ORL, plasticien, orthopédiste,... Ils viennent 24h sur 24h gérer les patients de cette tente. Beaucoup de spécialistes sont pleins de bonne volonté pour nous aider.
Valentine, urgentisteà franceinfo
Ensuite il reste tous les autres patients qui sont affectés au secteur rouge Covid des urgences. Donc c'est le gros secteur, qui est maintenant bien organisé après un mois d’adaptation pour que les choses fonctionnent au mieux. On a beaucoup d'aide des infirmiers et des aides-soignants en formation, des médecins retraités, d'anciens médecins qui viennent nous aider. Donc on a pu créer des lignes supplémentaires, de personnels et d'astreintes.
Au niveau matériel, on est tous sur le fil du rasoir. On fait avec ce qu'on a. On sait qu'on doit faire attention, aucun gâchis, les masques on les garde le temps qu'il faut pour nous protéger. On a aussi des gens qui nous ont créé des masques de protection 3D pour les prélèvements. Decathon a livré des masques de plongée qu'il faut un peu adapter avec un filtre pour les gestes a risque, comme les intubations, ou les aérosols.
En 12 ou 14 jours j'ai vraiment vu un changement impressionnant sur les pratiques. Les internes, les externes bossent comme des malades. Notre bien-être est pris en compte, des livraisons de salades ou de plats pour le déjeuner, des sucreries, on est chouchoutés.
Valentine, urgentisteà franceinfo
Ce qui m'impressionne vraiment, c'est la transformation de l'hôpital : c'est devenu un hôpital centré sur le Covid-19. Il n'y a plus de spécialités. Tous les soignants sont regroupés dans un pool de "soignants Covid". C'est une fourmilière géante qui s'organise en fonction du virus, et des différents degrés de sévérité des patients atteints.
Pour le moment et déjà depuis un moment, les réanimateurs sont beaucoup plus sous pression que nous. Ils manquent de moyens humains. Les patients atteints du Covid en réanimation nécessitent des soins longs, réguliers et fatiguants. Leurs services sont remplis et les lits ajoutés déjà pris. On se prépare aux urgences à peut-être devoir recevoir des patients plus graves ou intubés dans les jours qui viennent si les places en réanimation manquent. C'est de la médecine de catastrophe. Mais toute cette solidarité des soignants entre eux est émouvante.
JOUR 7 : "Nuit aux urgences"
Je suis dans mon lit, en lendemain de garde. J’ai toujours du mal à dormir. Je n’ai réussi à dormir que deux heures aujourd’hui, sachant que j'avais très peu dormi la nuit passée. Je vais tâcher de me coucher tôt ce soir.
Aux urgences, ça se passe bien, c'est bien organisé, même si il y a aussi l’envers du décor. Par exemple, cette nuit j’étais de garde avec une médecin spécialiste exerçant en cabinet de ville, super sympa, et volontaire pour venir nous aider. Mais, pour elle qui n'a pas mis les pieds aux urgences ni fait de gardes depuis quelques temps, démarrer par une garde de 24h d'emblée, avec une équipe et un logiciel inconnus, ne devait rien avoir d'évident. Et pour moi, c'était forcément un peu plus de stress et un peu moins de repos. Ça ajoute parfois quelques difficultés, même si ça s’est bien passé et qu'on est très enthousiastes de toute cette aide venue de l'extérieure.
Cette nuit, on a dû gérer des gros traumatismes. Des querelles de voisinage qui ont dégénéré, des gros traumatismes crâniens, avec des coups de bâtons, de cutters.. On sent que la situation entraîne une vague de violences et d'agressivité. Il y a aussi des décompensations psychologiques en tout genre.
Valentine, urgentisteà franceinfo
Je vais continuer à aider du mieux possible mes deux services jusqu'à la fin de la crise. Bientôt je vais retourner au Samu. En plus des interventions et appels habituels, des équipes sont nécessaires pour poursuivre les évacuations aériennes de patients afin de libérer des places dans les réanimations parisiennes.
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