Des supermarchés avaient-ils le droit de réserver l'achat de masques à leurs clients possédant une carte de fidélité ?
Des enseignes de la grande distribution ont mis en place un système de réservation de masques chirurgicaux uniquement destiné aux porteurs d'une carte de fidélité. Une manière de gérer les stocks, expliquent-ils, à la légalité discutable.
Des masques disponibles en magasin, mais pas pour tous les clients. Plusieurs habitués de l'enseigne Intermarché de Cherbourg (Manche) se sont indignés de cette pratique, a rapporté le 5 mai France Bleu Cotentin. Durant les premiers jours qui ont suivi leur commercialisation en grande surface, à partir du 4 mai, impossible pour les clients non titulaires d'une carte de fidélité de se procurer des masques dans ce magasin. Une nouvelle polémique pour la grande distribution, déjà soupçonnée d'avoir constitué des stocks de masques chirurgicaux ces dernières semaines.
Le président des enseignes Intermarché et Netto (groupe Les Mousquetaires), Thierry Cotillard, a tenu à "rétablir la vérité", auprès de franceinfo, mercredi 6 mai, expliquant que "ce qui s'est passé sur Cherbourg, c'est une erreur de communication, je pense que la personne à l'accueil n'avait pas l'information".
Thierry Cotillard reconnaît toutefois que le groupe a mis en place "un système de réservation en avant-première" pour ses clients fidèles, à la fin du mois d'avril. Deux millions de porteurs d'une carte de fidélité Intermarché ont ainsi reçu un mail leur proposant de réserver en ligne des boîtes de masques chirurgicaux, à venir retirer en magasin, comme l'avait précédemment annoncé le patron du groupe auprès du Parisien. Il précise cependant que cette opération n'a duré que quelques jours et que les réservations sont désormais ouvertes à tous les clients depuis le 4 mai.
Chez #Intermarché il faut une carte de fidélité pour réserver ses masques. C'est pas jolie jolie tout ça. #COVID__19 pic.twitter.com/eWvf2Uv4w6
— Damien (@Dam_France_) May 3, 2020
Dans les magasins de l'enseigne Match, c'est aussi la carte de fidélité qui a été utilisée pour "filtrer les demandes et achats de masques" rapporte la marque, auprès de franceinfo. A partir du 4 mai, les clients fidèles pouvaient réserver un lot de 50 masques sur le site du drive ou en magasin. Depuis ce lundi, "tous les clients de l'enseigne peuvent acheter ou réserver leur boîte de masques", précise le groupe Match.
Réservé à nos clients fidèles
— Supermarchés Match France (@supermarchematc) May 2, 2020
Dès lundi, nous vous proposons des masques chirurgicaux à usage unique en magasin.
⌛️ Venez les acheter ou les réserver dès lundi.
▶️ Pour satisfaire un maximum de monde, nous limitons la vente à 1 boite /client /semaine
Prenez soin de vous! pic.twitter.com/0MR2TlqR6Y
Un cadre légal flou
Mais sur le plan juridique, la loi permet-elle aux distributeurs de réserver en priorité la vente des masques à certains clients plutôt que d'autres ? Cette pratique est illégale avance le service juridique de l'UFC-Que Choisir, car cela constitue un "refus de vente sans motif légitime", détaille l'association auprès de franceinfo. L'article L121-11 du Code de la consommation prévoit en effet qu'il "est interdit de refuser à un consommateur la vente d'un produit ou la prestation d'un service, sauf motif légitime". Concrètement, cela signifie qu'un commerçant n'a pas le droit de refuser de vendre un produit à un consommateur.
Reste que la situation de crise sanitaire actuelle et la forte demande de masques sont inédites. Sur le principe, le "système de carte de fidélité est licite" et il est légal "de contacter les porteurs d'une carte de fidélité, dans un contexte de stocks limités, pour leur proposer de réserver des masques", explique Jean-François Fenaert, avocat spécialisé en droit de la consommation, à franceinfo. "Mais s'ils réservent tout, il n'y a de facto plus de stocks pour les autres clients, poursuit-il. C'est assez subtil".
L'avocat se montre donc plus nuancé quant à la possible illégalité de cette pratique. Il souligne par ailleurs que le "motif légitime" qui permet de refuser de vendre un produit à un client n'est pas clairement défini en droit. "La jurisprudence retient toutefois deux motifs légitimes de refus de vente : une quantité de produits disponibles limitée et une demande du consommateur excessive", explique l'avocat à franceinfo.
La réponse sur la légalité de cette pratique n'est pas forcément tranchée.
Jean-François Fenaert, avocat spécialisé en droit de la consommationà franceinfo
Dans un contexte de "stocks non pléthoriques" et de "demande forte", "les juridictions pourront dire, au cas par cas, si la situation constituait un motif légitime de refus de vente", estime Jean-François Fenaert. Interrogée sur cette question, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) n'a pas encore répondu à nos sollicitations.
"Organiser les ventes sans débordements"
Eviter la ruée sur les masques et gérer au mieux les stocks, c'est justement la justification apportée par Les Mousquetaires. Contacté par franceinfo, le groupe assure qu'il s'agissait du "meilleur moyen identifié, au début, pour organiser des ventes sans débordements". "On sait qu'il y a une vraie attente sur les masques et on avait peur des mouvements de foule (...). On sait que s'il y avait eu trop de personnes à l'accueil, trop de personnes en caisse, on avait un risque que les gestes barrières ne soient pas respectés", complète Thierry Cotillard.
Le groupe a indiqué, dans un communiqué daté du 4 mai, s'être fait livrer, entre le 13 avril et le 2 mai, 50 millions de masques à usage unique. Une autre commande de 50 millions de masques devait arriver entre le 4 et le 9 mai, précise le document.
Même argument du côté de chez Match : "Il y avait un choix à faire, nous n'avions pas beaucoup d'outils pour filtrer les demandes, alors nous avons d'abord priorisé les porteurs d'une carte de fidélité", avance le groupe. "C'était aussi une manière de remercier les clients fidèles", concède-t-il par ailleurs. Depuis le 4 mai, la marque a mis à disposition 72 000 boîtes de masques.
La Fédération du commerce et de la distribution indique que cette pratique est restée le fait de "quelques magasins isolés". "En fonction des approvisionnements quotidiens en masques dont elles disposent", les enseignes tentent "d'organiser au mieux ce service, selon différentes modalités (réservation sur internet, guichet dédié, vente lors du paiement aux caisses du reste des achats, etc)", rappelle-t-elle, auprès de franceinfo.
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