: Infographies De la chloroquine à la politique : on a passé au microscope les groupes Facebook de soutien au professeur Raoult
Depuis plus d'un mois, des dizaines de groupes Facebook ont émergé autour de l'infectiologue. Ils fédèrent plusieurs centaines de milliers d'internautes autour de thèmes politiques plus larges que la crise sanitaire.
Mardi 28 avril, 14h12. Le compte YouTube de l'Institut d'infectiologie de Marseille (IHU) publie une nouvelle vidéo : "Point sur l'épidémie : risque-t-on vraiment une deuxième vague ?" Vêtu de son habituelle blouse blanche, le professeur Didier Raoult, assis à son bureau, se frotte le menton en écoutant la question introductive. Puis il se lance dans 21 minutes d'explications, maniant avec aisance les chiffres et les graphiques relatifs à l'évolution de l'épidémie.
Sans attendre, à 14h13, l'alerte est donnée sur Facebook. "La dernière vidéo du Pr Raoult !!", publie illico une membre du groupe "Didier Raoult Vs Coronavirus". Une heure après, la même vidéo est partagée dans un autre groupe, "Soutien au professeur Raoult". Elle apparaît un peu plus tard dans un troisième cercle de Facebook, "Coalition mondiale en soutien au docteur Didier Raoult". A chaque fois, l'effet est le même. Les "bravos", "merci beaucoup professeur" s'amoncellent dans d'innombrables commentaires. Et les likes pleuvent sous des contenus repartagés plusieurs milliers de fois.
Didier Raoult, donc. Ses démonstrations scientifiques, ses cheveux longs, sa bague tête de mort, son bagoût et... ses adorateurs sur Facebook. En quelques semaines, celui qui avait ouvert un débat sur l'usage de l'association hydroxychloroquine et azithromycine pour traiter les patients touchés par le Covid-19, est devenu un phénomène viral. Franceinfo a cherché à l'analyser.
Une audience qui dépasse le million
Nous avons recensé 35 groupes ou pages Facebook où le personnage est érigé en héros. La majorité des cercles virtuels à son effigie ont été créés entre le 21 et le 27 mars dernier. Et plus d'un mois après leur lancement, ils cumulent une audience dépassant le million de personnes. Au fil des semaines, certains groupes se sont plus développés que d'autres. Cinq d'entre eux ont ainsi dépassé les 25 000 membres. Le plus important réunit plus de 475 000 participants, plus ou moins actifs.
Si la plupart de ces groupes sont nés il y a un peu plus d'un mois, d'autres existaient depuis plus longtemps sous d'autres noms, sans aucun rapport avec le sujet. Ils s'appellent "Le coin des bonnes affaires" ou "Citoyens jaunes", et ont pu profiter du mouvement pro-Raoult pour réorienter leur centre d'intérêt et gagner en audience.
Après un pic de publications à leur création, ces plateformes ont trouvé leur rythme de croisière : dans les cinq principaux groupes, le nombre de publications quotidiennes se maintient autour de 2 000 posts par jour. On note néanmoins une forte réduction des publications du 20 au 24 avril, et pour laquelle deux hypothèses émergent : une modération plus forte de la part des administrateurs ou de Facebook. Ou une baisse de la participation dans ces groupes. Voilà pour les données formelles.
Raoult en sauveur
Sur la forme, toutes ces pages ont évidemment un point commun : Raoult est partout. Son visage tapisse les bandeaux de couverture, les photos de présentation des groupes, et même les vignettes des profils de certains membres. Il est devenu une figure quasi mystique, christique, à laquelle on voue un culte. Les descriptions exaltées lues dans certains groupes le confirment : "Didier Raoult est l'unique chercheur au monde qui a une piste pour nous sauver", écrivent les administrateurs du plus grand groupe recensé. "Donnons-lui la main en créant une chaîne d'espoir", écrivent d'autres, oubliant presque le respect des gestes barrières.
Au rayon des records, le message le plus aimé parmi les cinq groupes Facebook les plus populaires est un post du 9 avril appelant au soutien du professeur, "même si notre gouvernement ne l'écoute pas". Un autre, partagé massivement, fait aussi office de message de ralliement derrière Didier Raoult contre ses détracteurs.
Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l'information à l'Université de Nantes, analyse leur succès : "Ce genre de message, neutre en terme d'information, n'a pour vocation que de produire un sentiment d'appartenance. Cela participe d'une sursollicitation pulsonnielle sur laquelle l'ingéniérie de Facebook est construite, et qui nous installe dans une reconnaissance sociale."
Ces groupes louent également la légitimité scientifique de Raoult. On y célèbre son parcours, les distinctions qu'il a reçues pour ses recherches, ainsi que le "protocole Raoult" ; solution "évidente" pour venir à bout de cette crise sanitaire. Les liens les plus souvent publiés sont une pétition pour l'usage de la chloroquine, et une vidéo de l'INA datant de 2006, où le savant de Marseille alertait sur les conséquences potentielles d'une épidémie à venir.
A l'inverse, si des critiques apparaissent ça et là au fil des posts, elles ne rencontrent que peu d'écho. A titre d'exemple, l'enquête de Mediapart sur le passé de Raoult, mettant en lumière "des résultats scientifiques biaisés et des financements opaques", n'est partagée qu'une douzaine de fois.
Plateformes anti-Macron
Au fil du temps, les sujets de discussions ont pris une tournure de plus en plus politique et on y discute moins de chloroquine ou d'études scientifiques. Quand, le 10 avril dernier, Didier Raoult publie sur Twitter de nouveaux résultats de son étude, seuls certains groupes connaissent un léger pic de nouvelles publications. De même, quand le professeur est interviewé par Paris Match ou par BFMTV, le 30 avril, le frémissement reste léger dans ces communautés.
Les commentaires sont désormais davantage focalisés sur la gestion de la crise par le gouvernement. Les textes accompagnant les 99 000 posts réalisés dans ces cinq groupes comportent bien souvent des mots comme "ministre" ou "Macron".
De fait, les critiques contre l'exécutif occupent une place importante. A titre d'exemple, le 4 avril, une internaute poste un message à l'attention du président de la République, dénonçant le manque de matériel et accompagné d'une photo montrant une infirmière le majeur levé face à l'objectif. Le message – copié et partagé ailleurs également – récolte ici 30 000 "j'aime" et 53 000 partages. Un engagement conséquent.
Une mobilisation politique qui s'explique par une grande porosité entre ces pages Facebook et d'autres groupes préexistants, déjà axés sur la lutte contre le pouvoir en place. Ainsi, un groupe créé le 13 mars s'est d'abord appelé "SOS coronavirus France", avant d'être renommé "Coronavirus vs Didier Raoult (sans censure)" le 29 mars. Il a ensuite de nouveau changé de nom pour "Bas les masques" un mois plus tard, avec comme ligne éditoriale un agrégat des colères et un appel à la désobéissance civile.
"Les contenus les plus mis en avant sont ceux qui jouent sur un sentiment d'insécurité, d'injustice, de colère. Au lieu de produire des effets d'émancipation, de construire un discours alternatif, le débat va s'enliser", analyse le chercheur Olivier Ertzscheid, pour qui cette mise en avant de contenus émotifs correspond à l'ADN du fonctionnement de Facebook.
Nouvelle icône des "gilets jaunes"
En auscultant ces groupes pro-Raoult, on peut apercevoir des proximités avec les groupes des "gilets jaunes", pour lesquels Facebook avait aussi joué un rôle essentiel dans la mobilisation collective. Un cercle à la gloire du scientifique marseillais, qui se nommait par le passé "Citoyens jaunes", est ainsi administré par les mêmes personnes que celles de la page "Soutien aux Citoyens Gilets Jaunes".
En miroir, de nombreux articles soutenant le professeur et l'utilité de la chloroquine sont également publiés dans des groupes toujours dédiés aux "gilets jaunes". C'est le cas de l'interview de l'actrice Mylène Demongeot dans Midi Libre, racontant comment elle a été diagnostiquée positive au Covid-19 et traitée en suivant le protocole défendu par Raoult. "La chloroquine m'a sauvée", titrait le quotidien régional le 22 avril. L'article, massivement partagé dans les groupes pro-Raoult, l'est aussi sur "La France en colère", principal groupe de "gilets jaunes" encore en activité, ou dans "Pour la démission d'Emmanuel Macron".
Ce parallèle n'est pas surprenant, explique Olivier Ertzscheid, même si les thématiques de départ n'étaient pas les mêmes. "De la même manière que les groupes 'gilets jaunes' se sont rassemblés autour de quelques figures, la communauté Raoult s'est choisi une figure iconique, centrale, décrypte-t-il. Les samedis de manifestation en moins."
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