Mammifère le plus braconné au monde et coupable idéal dans la crise du Covid-19, le pangolin est-il en train de sauver sa peau ?
La Chine, plus grand marché consommateur de pangolin, a annoncé en juin des mesures visant à stopper le commerce illégal dont il fait l'objet. Mais il en faudra beaucoup plus pour sauver de l'extinction cet animal jusqu'alors peu considéré.
Accusé – possiblement à tort – d'être à l'origine de la transmission à l'être humain du coronavirus, le pangolin aura-t-il la vie sauve grâce à ce monumental "bad buzz" ? Affublé au tournant des années 2010 du titre de "mammifère le plus trafiqué au monde" dans une indifférence quasi planétaire, le pangolin – ses désormais célèbres écailles de kératine, sa longue langue gluante et sa manie de se mettre en boule lorsqu'il se sent menacé – va-t-il enfin accéder au niveau de reconnaissance des rhinocéros, tigres et pandas, au panthéon des espèces à protéger ? Si plusieurs études doutent aujourd'hui que la présence de pangolins sur un marché de Wuhan (Chine) soit à l'origine de la crise sanitaire, ce coup de projecteur inattendu a permis de révéler au monde l'ampleur de la menace qui pèse sur cette drôle de bête.
En Chine, où la médecine traditionnelle prête d'innombrables (et largement illusoires) vertus thérapeutiques aux écailles du pangolin, le gouvernement a récemment annoncé de nouvelles mesures visant à mettre un terme à la surexploitation du petit mammifère : contrainte de décider en urgence l'interdiction des marchés d'animaux sauvages au début de l'épidémie de Sars-Cov-2, l’administration chinoise a accordé au pangolin, samedi 6 juin, le plus haut niveau de protection dans le pays. Quelques jours plus tard, un média officiel chinois annonçait que l'animal était retiré de la liste officielle des produits qui peuvent être incorporés dans la médecine traditionnelle.
La lumière au bout de la termitière pour ce dévoreur de fourmis ? Loin de là. Car derrière les belles annonces des autorités chinoises se cache un business mondial florissant, sur le point d'anéantir définitivement cet étonnant mammifère, à qui le coronavirus n'a guère apporté qu'un peu de publicité et de répit.
Un marché chinois bien trop gourmand
Depuis son bureau de Pékin, Sophia Zhang se réjouit. "Tous nos efforts pour que le pangolin soit retiré de la pharmacopée chinoise et pour qu'il soit reconnu comme une espèce bénéficiant du plus haut niveau de protection n'ont pas été vains", se félicite auprès de franceinfo la directrice de la Fondation chinoise pour la protection de la biodiversité et le développement vert (CBCGDF). Depuis quelques années, cette "Pangolin Girl" – son surnom dans les médias chinois – se bat pour la défense de cet animal bien peu considéré dans son pays. "Mais il se peut qu'il soit déjà trop tard", nuance-t-elle aussitôt.
Dans le monde, il existe huit espèces de pangolins. Quatre d'entre elles vivent dans les forêts d'Afrique subsaharienne, tandis que les quatre autres occupent une partie de la Chine et de l'Asie du Sud-Est. Depuis 2017, toutes figurent à l'annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES). Dès lors, tout commerce de pangolins à l'international est formellement interdit. Mais sur les étals de certaines régions du monde – aussi curieux que cela puisse paraître aux yeux et à l'estomac du consommateur occidental –, le pangolin connaît un franc succès. En Afrique, il est consommé comme une viande de brousse, à l'instar du singe, de la chauve-souris ou du serpent. Mais en Asie, notamment en Chine et au Vietnam, on considère le pangolin comme un mets de choix, parfois servi frit, en morceaux, voire plongé en entier dans une bouteille de vin de riz. Même les fœtus se dégustent en soupe, leurs corps entiers plongés dans un bol, menus prisés d'Indonésiens convaincus de donner ainsi un coup de fouet à leur virilité.
Réduites en poudre, les écailles du pangolin servent à la réalisation de médicaments prétendant soigner des troubles aussi variés que les rhumatismes, les problèmes de lactation, l'impuissance, voire certains cancers. En 2016, la CBCGDF comptait ainsi 1 209 entreprises pharmaceutiques chinoises* utilisant cet ingrédient pour réaliser 66 types de médicaments différents, tous utilisés dans le cadre de la médecine traditionnelle. Autant d'usages qui ont, année après année, vidé la région de ses populations de pangolins. "En juin 2019, la CBCGDF a déclaré l'extinction fonctionnelle du pangolin chinois en Chine continentale", rapporte Sophia Zhang.
Il y a aujourd'hui si peu de pangolins en Chine qu'on ne trouve même plus de terrier.
Sophia Zhang, directrice de la Fondation chinoise pour la protection de la biodiversité et le développement vertà franceinfo.fr
"Avec une ONG locale, nous avions fait installer un système de repérage infrarouge entre les provinces de Hunan et de Jiangxi. On a dû se résoudre à l'évidence quand aucun pangolin n'a été observé. La priorité est donc de réintroduire l'espèce dans la nature", insiste-t-elle.
Dans cette perspective, les autorités de la province de Zhejiang ont procédé, jeudi 11 juin, à la remise en liberté d'un pangolin sauvé du marché noir. Gage de bonne volonté, le ministère des Forêts local a invité la militante, dont l'organisation n'hésite pas à attaquer en justice ces mêmes autorités pour leur incapacité à traiter le problème. "C'est une première, ça change la donne", se réjouit-elle. Car l'être humain n'est, pour l'heure, pas capable d'élever des pangolins en captivité. Sophia Zang en a fait l'expérience. Chargée de remettre sur pied 21 pangolins de Malaisie sauvés in extremis de l'assiette en 2019, elle a assisté, impuissante, à la mort de 18 d'entre eux. Avec la raréfaction des pangolins locaux dans la nature et l'impossibilité d'en pratiquer l'élevage, les trafiquants, soucieux de combler ce vaste marché asiatique, font leur marché parmi les populations de pangolins africaines, à leur tour mises en danger d'extinction.
D'Afrique à l'Asie, parfois via l'Europe
"La mise en cause dans les médias du pangolin n'a pas épargné l'Afrique", explique à franceinfo Philippe Gaubert, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), et rattaché au laboratoire Evolution et diversité biologique à l’université Paul-Sabatier de Toulouse. "Les gens ont commencé à s'en méfier. Durant les périodes de confinement, nos étudiants qui travaillent sur le terrain, au Cameroun et en Côte d'Ivoire, ont noté que les marchés de viande de brousse connaissaient une baisse d'activité. Certains chasseurs rechignaient à chasser le pangolin, craignant de ne pas trouver acheteur. Malheureusement, avec le déconfinement, le business de la viande de brousse va très probablement reprendre", poursuit ce chercheur qui étudie le traçage génétique du commerce de la faune sauvage. A ce titre, il sait combien la nouvelle demande asiatique menace les pangolins africains.
Il y a toujours eu du pangolin sur les marchés de viande de brousse en Afrique. Mais depuis quelques années, on constate que certaines vendeuses – car ce sont en général des femmes – mettent les écailles de côté, pour des grossistes qui les récupèrent afin de les exporter probablement vers l'Asie.
Philippe Gaubert, chercheur à l'Institut de recherche pour le développementà franceinfo.fr
"Toute une structure s'est mise en place, avec de multiples intermédiaires et des zones de transit, notamment via les ports", explique-t-il, ajoutant que certains réseaux mafieux ont pu profiter de l'installation récente sur le continent de nombreuses communautés chinoises pour développer "à couvert" ces échanges illégaux.
S'il est difficile de savoir exactement comment fonctionnent ces trafics, un rapport publié en décembre 2017 par l'ONG Traffic*, en collaboration avec l'Union pour la conservation de la nature (UICN), un organisme de l'ONU, portant sur les années 2010 à 2015, montrait l'implication dans ces échanges illégaux de pas moins de 67 pays et territoires. Parmi les nombreuses routes identifiées, certaines transitent par l'Europe, et notamment la Belgique et l'Allemagne. En février 2020, un autre rapport, cette fois signé de la Wildlife Justice Commission*, pointait l'importance croissante du Nigeria comme point de départ de ce trafic à destination de l'Asie : 10,4 tonnes de produits issus du pangolin en provenance du pays d'Afrique de l'Ouest ont été saisies en 2016. En 2019, ces saisies s'élevaient à 53,9 tonnes.
Avec son équipe, Philippe Gaubert travaille ainsi à la conception d'outils qui permettent, via des marqueurs génétiques, de retrouver précisément les zones dont sont originaires les animaux saisis à travers le monde, afin de remonter les réseaux qui alimentent le commerce illégal des pangolins. Une technique qui a déjà porté ses fruits, appliquée il y a quelques années au trafic d'ivoire par des chercheurs américains et INTERPOL. "Mais dès que les sources du trafic ont été identifiées, les trafiquants ont fait preuve d'une réactivité incroyable et ont constitué de nouvelles routes, de nouveaux réseaux", explique Philippe Gaubert. "On peut s'attendre à ce qu'il se passe la même chose avec le pangolin", poursuit l'expert, rappelant que les réseaux mafieux qui s'adonnent au marché illégal de la faune sauvage entre l'Afrique et l'Asie ont l'expérience de nombreuses espèces, des défenses d'éléphants à la corne de rhinocéros. Il n'est pas rare que les douanes saisissent des cargaisons mixtes, mêlant l'ivoire, de moins en moins rentable en raison des efforts de préservation, et des écailles de pangolins.
Des effets d'annonce ?
Plus de 50 saisies majeures de produits issus du pangolin ont été comptabilisées entre 2015 et 2019, selon le rapport de février 2020 de la Wildlife Justice Commission. Rien qu'en 2018 et 2019, plus de 130 tonnes ont été interceptées par les autorités de différents pays. En décembre, un coup de filet des autorités chinoises à Wenzhou, dans la province du Zhejiang, a abouti à la saisie de 25 tonnes d'écailles de pangolins et à l'arrestation de 18 suspects, rapportait National Geographic*. Si 10% du trafic est intercepté, alors on estime à 1,5 million le nombre de pangolins victimes de la contrebande ces seize dernières années, écrit l'Environmental investigation agency (EIA) dans un récent bilan*.
Cette fondation supervisent des enquêteurs indépendants qui traquent les réseaux mafieux impliqués dans le trafic d'espèces sauvages à travers le monde, notamment en approchant et en infiltrant ces groupes criminels. A Londres, où est situé le siège de l'EIA, Chris Hamley est responsable du volet pangolins. Pour des raisons évidentes, il ne peut communiquer de détails sur les opérations en cours, mais confirme que "si le trafic semble avoir baissé avec la crise sanitaire, des sources de première main parmi les trafiquants basés en Afrique nous assurent que des tonnes d'écailles sont en ce moment acheminées vers des destinations comme le Vietnam." "Honnêtement, les données que nous recueillons ne vont pas dans le sens d'une baisse du trafic, quand bien même les prix ont baissé dans les pays sources", pointe ce spécialiste, pour qui la réduction momentanée du nombre de saisies en ce début d'année 2020 peut aussi s'expliquer par une baisse momentanée de l'attention des autorités, en raison notamment de la crise sanitaire.
Comme les autres spécialistes du trafic d'espèces sauvages interrogés par franceinfo, le Britannique salue avec une grande prudence les annonces des autorités chinoises, et notamment celles concernant le retrait du pangolin de la pharmacopée.
Contrairement à ce que beaucoup de médias internationaux ont rapporté, la Chine n'a en aucune façon annoncé l'interdiction totale des écailles de pangolin dans le cadre de la médecine traditionnelle.
Chris Hamley, responsable du programme "pangolins" de l'EIAà franceinfo.fr
Et pour cause : "en Chine, l'article 27 de la loi de protection de la biodiversité indique que, même si une espèce est listée comme une espèce protégée de première catégorie, elle peut être utilisée dans la pharmacopée. De plus, nous craignons que les écailles de pangolins figurent encore dans une autre section listant cette fois les ingrédients qui entrent dans la fabrication de médicaments. Or, la Chine déclare disposer de stocks nationaux d'écailles de pangolins, dans lesquels les entreprises et les hôpitaux peuvent en acquérir légalement pour produire des médicaments. Nous ne disposons pas de preuves solides pour l'affirmer, mais nous suspectons que ces stocks permettent de blanchir les écailles issues du trafic illégal." L'enjeu, abonde l'expert, réside donc dans ce qu'il adviendra de ces stocks.
Même réserve chez le Français Philippe Gaubert qui, s'il estime bien sûr "que les annonces de la Chine vont dans la bonne direction", il faut voir comment cela se concrétise : "Est-ce que la Chine va brûler les stocks d'écailles ? Les écouler, au risque de favoriser le trafic ? Quid des fermes d'élevage légale, elles aussi susceptibles de permettre le trafic de pangolins ? La Chine veut protéger le pangolin, mais de quelle espèce parle-t-on ? Du pangolin chinois, déjà quasiment éteint en Chine ? On annonce que le pangolin est retiré de la liste des ingrédients de la pharmacopée, alors restons prudents et attendons de pouvoir accéder à cette fameuse liste ! Si le pangolin y figure dans les annexes, cela ne servira à rien." A rien, si ce n'est à rassurer une communauté internationale qui, depuis l'épidémie de Covid-19, voit d'un mauvais œil l'usage que les Chinois font des animaux sauvages. Une opportunité à ne pas laisser filer pour les défenseurs de la cause animale, qui multiplient les campagnes publicitaires à destination des consommateurs. Car c'est encore en réduisant la demande que l'on sauvera la vie des pangolins.
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