: Enquête Femmes victimes de l’Androcur : dans les coulisses d’un scandale sanitaire
C’est un nouveau rebondissement dans le scandale de l'Androcur. L'association Amavea, qui représente des victimes du médicament et d’autres traitements hormonaux, a porté plainte mardi 5 novembre 2024 contre X pour "administration de substance nuisible, atteinte involontaire à l’intégrité de la personne, mise en danger de la vie d’autrui, non-signalement d’effet indésirable et tromperie aggravée" devant le tribunal judiciaire de Paris, a appris la cellule investigation de Radio France, confirmant une information du journal Le Monde.
"Il est aujourd'hui évident que les acteurs en charge de la sécurité d'Androcur - agence de santé, laboratoires, médecins - ont failli dans la gestion des effets secondaires de ce médicament", peut-on lire dans un communiqué de l’association. Dans la plainte déposée par Maître Charles Joseph-Oudin, il est indiqué que "compte tenu des abondantes données acquises de la science relatives à [l’] Androcur et de la gravité de ses effets indésirables, il est acquis que la réaction en France a tardé, tant sur l’information que sur la mise en place d’un plan de gestion du risque."
"Il y a eu probablement des dérives pendant longtemps"
L’Androcur est commercialisé par Bayer depuis les années 1980. "C'est un progestatif de synthèse qui a une action très puissante contre les hormones mâles", explique Alain Weill, médecin spécialiste en santé publique à la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam). Le médicament, prescrit initialement pour une pilosité excessive, est massivement prescrit au-delà de sa prescription d'origine comme pilule contraceptive, traitement contre l’acné ou contre l’endométriose, ainsi qu’à des personnes transgenres, pour bloquer leurs hormones masculines.
"Ces prescriptions hors autorisation de mise sur le marché représentaient à l’époque 70 à 75% des prescriptions d’Androcur", observe Alain Weill. Les gynécologues ont été les principaux prescripteurs de ce médicament. "Il y a eu probablement des dérives pendant longtemps, reconnaît Geoffroy Robin, le secrétaire général du Collège national des gynécologues, parce que c'est un médicament qui a des effets sur la peau et pour l’endométriose assez incroyables".
"Le méningiome m’avait rendue hémiplégique et j’avais perdu la parole"
Mais ce médicament, considéré comme très efficace, a des effets secondaires non négligeables : il peut provoquer des méningiomes. "Un méningiome, c’est une tumeur des méninges, les enveloppes qui se trouvent autour du cerveau, précise Johan Pallud, chef du service de neurochirurgie de l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Comprimé par la boîte crânienne, le méningiome pousse à l’intérieur et appuie sur le cerveau ou sur les nerfs."
À l’origine de la plainte contre X qui vient d’être déposée, il y a une femme : Emmanuelle Huet-Mignaton, la cofondatrice de l’association Amavea. En 2017, après avoir pris de l’Androcur pendant sept ans, elle découvre qu’elle a cinq méningiomes, dont un de la taille d’une orange. "Ce méningiome m’avait rendue hémiplégique du côté droit. J'avais perdu la parole, dit-elle. Les mots se formaient mal, au point que ça me causait beaucoup de difficultés dans mon travail. Ça m’a plongée dans une dépression assez importante."
Emmanuelle Huet-Mignaton a été opérée de son méningiome mais aujourd’hui encore, elle bute parfois sur les mots et se fatigue vite. Elle en veut aux gynécologues qui lui ont prescrit ces médicaments de ne l’avoir jamais informée du risque. "Quand j'ai posé la question à l’un d’eux, il m’a répondu : 'Ce traitement marche très bien pour vous, on ne change pas un traitement qui marche'", dénonce-t-elle.
Emmanuelle Huet-Mignaton n’est pas un cas isolé. Une dizaine de victimes qui ont subi les mêmes symptômes entraînant les mêmes répercussions dans leur vie, se disent prêtes à déposer plainte au pénal.
"Une valve dans la tête"
C’est le cas de Marie-Angèle (elle ne tient pas à donner publiquement son nom de famille) qui a pris pendant dix ans du Lutényl, un autre médicament progestatif provoquant lui aussi des méningiomes. Ce médicament lui a été conseillé pour lutter contre des règles douloureuses et très abondantes. Cette femme élancée de 53 ans cache sous ses longs cheveux noirs une grande cicatrice au-dessus de son oreille gauche, la trace de son opération d’un méningiome en 2019. "Il se trouvait derrière les nerfs optiques et j'aurais pu perdre mon œil." Après l’opération, son soulagement est de courte durée : "Ils ont mis une espèce de plâtre pour combler le trou laissé par l’extraction de mon méningiome, mais mon corps l’a éjecté."
Marie-Angèle enchaîne alors les interventions chirurgicales. "On m'a posé une valve dans la tête pour évacuer l’eau qu’on a tous dans le crâne, parce que ça me compressait le cerveau. J’ai donc un tuyau qui descend dans mon corps pour évacuer cette eau."
Son calvaire se poursuit quand cette valve se bouche et s’infecte : elle sera opérée huit fois, avec des répercussions importantes sur son quotidien. Ainsi, depuis son opération, Marie-Angèle ne peut plus passer une IRM (imagerie par résonance magnétique) pour un problème sur un sein, à cause de sa valve. Ni prendre d’hormones pour traiter ses règles abondantes, car c’est contre-indiqué quand on a eu un méningiome. "La seule solution a été de me faire enlever l'utérus. Mon petit corps de femme a pris un petit coup. Heureusement pour moi, j'avais déjà trois enfants. C'est ce qui m’a sauvée."
Elle non plus ne comprend pas pourquoi son gynécologue ne l’a jamais alertée et va donc porter plainte contre le laboratoire Theramex, le fabricant du Lutényl, pour obtenir une indemnisation. "Si à l'époque, on m'avait dit : ‘Attention, cette pilule cause des méningiomes, mais on va surveiller tous les ans’, je n'en serais pas là aujourd'hui."
Des signaux alarmants "dès 1998"
Qui savait quoi dans cette affaire ? Selon la plainte contre X déposée par l’association Amavea, "à compter de 1998, des cas de méningiomes sont régulièrement déclarés aux laboratoires commercialisant l'Androcur". Six ans plus tard, en 2004, "ce surrisque est identifié par le laboratoire", ajoute la plainte. Le neurochirurgien Sébastien Froelich est alors le premier à suspecter un lien entre l’apparition de méningiomes et la prise de l’Androcur. "J’ai observé plusieurs patientes avec des méningiomes multiples qui prenaient de l'Androcur, témoigne-t-il auprès de la cellule investigation de Radio France. Ça m'a mis la puce à l'oreille. Il y avait aussi le fait que lorsque certaines patientes arrêtaient de prendre ce médicament, on voyait les méningiomes régresser. Donc ça m’a interpellé sur l'éventuel lien fort entre le médicament et ces méningiomes."
En 2007, lors d’un congrès européen d’endocrinologie, le neurochirurgien appelle à la vigilance, ses travaux établissant que l’Androcur est un facteur de développement de méningiomes.
Ses travaux sont pris au sérieux puisqu’un an plus tard, le laboratoire Bayer alerte l'Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), pour demander une modification de la notice de l’Androcur et signaler ce risque. Mais l’agence met du temps à lui répondre et la notice ne sera modifiée que trois ans plus tard, en 2011. "L’agence du médicament a tardé, mais le laboratoire aurait pu être proactif et de lui-même décider de lancer une grande campagne d'information pour avertir les utilisateurs des risques secondaires liés à son médicament", estime la journaliste Anne Jouan, qui a révélé le scandale du Mediator.
Il faut attendre 2018 pour qu’un lien soit formellement établi entre la prise d’Androcur et les méningiomes, dans une étude de la Caisse nationale d’assurance maladie et de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) portant sur 250 000 femmes. "Pour les patientes qui avaient pris de l’Androcur pendant plus de cinq années, avec une dose de 60 grammes, le risque était multiplié par 22 par rapport à une femme qui en aurait pris très peu", explique Alain Weill, médecin spécialiste en santé publique à la Caisse d’assurance maladie, qui a participé à cette étude.
Des courriers pour informer d’un risque qui ne touchent pas l’ensemble des personnes concernées
En juin 2019, l’agence du médicament et la Caisse d’assurance maladie envoient une lettre à 40 000 médecins. Le risque de méningiome y est clairement exposé et il est conseillé de "proscrire les prescriptions hors indication officielle" et de proposer un dépistage de méningiomes aux patients traités.
Au même moment, 70 000 patients sont également informés de ce risque par courrier. Mais la cellule investigation de Radio France a découvert que beaucoup de patients qui avaient pris de l’Androcur n’ont jamais reçu ce courrier. "Je n'ai pas reçu de lettre m'avertissant des risques liés à la prise de ce médicament", témoigne par exemple cette femme de 52 ans qui ne tient pas à dévoiler son identité. Elle a pourtant pris de l’Androcur pendant 25 ans jusqu'en 2023, avant qu’on ne lui découvre un méningiome. Elle n’avait jamais entendu parler de ce risque avant qu’un pharmacien ne l’alerte en 2019. "Je me suis tournée ensuite vers mon médecin, qui semblait ignorer cette information. Il a continué à me prescrire de l’Androcur après m’avoir fait signer une attestation, stipulant qu’il m’avait bien informée du risque de méningiome. Mais je n'ai pas le souvenir qu’il me l'ait expliqué très clairement", se souvient-elle.
Des témoignages comme celui-ci, l’association Amavea en reçoit chaque semaine. La cause de ce manquement dans l’envoi des courriers est due à une raison technique. Car en 2019 les bases de données de la caisse nationale d’assurance maladie qui ont servi à envoyer ces courriers aux patients concernés ne comportaient que les coordonnées de ceux qui avaient été remboursés dans un délai de deux ans. "Il n’était pas possible de remonter à plus de 2 ans de délivrances, en vertu du respect de la durée de conservation des données imposé par la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés]", explique la Cnam.
Interrogée par la cellule investigation de Radio France sur le fait de savoir s’il aurait été possible de remonter plus loin dans le temps, la Cnam a répondu que "cela n’avait aucun intérêt médical, car après une année d’arrêt du traitement, le risque de méningiome régresse".
"On n’est pas encore au sommet de la vague, elle va continuer"
Un point sur lequel le professeur Johan Pallud, chef du service neurologie de l’hôpital Sainte-Anne est plus nuancé. "Après avoir arrêté le médicament, le méningiome ne diminue pas toujours, quelques mois après. Il faut parfois attendre neuf mois, un an, deux ans pour le voir diminuer. C'est quelque chose qui grossit et qui diminue lentement. Et cette décroissance n'est pas systématique. Elle se produit chez un certain nombre de patients, et pas chez d’autres."
Entre 2009 et 2018, 2 578 femmes ont été opérées d’un méningiome à cause de la prise d’un médicament progestatif, selon les données des études de pharmacologie.
Pour l’avocat de nombreuses victimes Charles-Joseph Oudin, beaucoup de temps a été perdu : "À partir de 2004, des médecins ont constaté qu’il y avait des effets indésirables avec des méningiomes en lien avec l'exposition à l’Androcur. Ces cas ont été déclarés par des médecins à l'autorité de santé et au laboratoire. Et c'est à partir de cette date-là, que la responsabilité des laboratoires et celle des autorités publiques est engagée. Il faudra attendre avril 2019, donc 15 ans de plus, pour que l'information touche sa cible."
Si, selon l'ANSM, les prescriptions d'Androcur ont reculé de près de 90% entre janvier 2018 et décembre 2023, les risques ne sont pas totalement écartés pour autant. Ainsi, le professeur Johan Pallud constate que sur plusieurs centaines de patientes qu’il suit chaque année à l’hôpital Sainte-Anne et qui sont concernées par ces méningiomes en lien avec des médicaments progestatifs "plus de la moitié ont aujourd’hui encore des prescriptions au long cours des médicaments Androcur, Lutéran et Lutényl, en dehors des règles d'autorisation de mise sur le marché". Pour le neurochirurgien, cela peut s’expliquer par le fait que certaines habitudes perdurent : "Parfois le remplaçant d’un médecin parti à la retraite prolonge machinalement les prescriptions qu’il avait l’habitude de faire."
Quant à celles qui ont arrêté l’Androcur ou d’autres médicaments progestatifs, elles ont toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête, constate également le professeur Pallud. "On n’est pas encore au sommet de la vague, elle va continuer d'arriver. D’ici quelques années, on aura une diminution du nombre de cas de méningiomes parce qu'on aura le bénéfice de l'arrêt de ces prescriptions. Mais aujourd'hui, on reçoit encore des patientes exposées. Par exemple, une femme qui a arrêté l’Androcur il y a quatre ans après l’avoir pris pendant dix ans, est toujours concernée par ce surrisque".
Face à tous ces dysfonctionnements, Charles-Joseph Oudin estime que la gestion de l’Androcur est "l’illustration d’une culture de santé publique défaillante, qui ne fait attention, ni aux signaux faibles, ni aux patients, et qui ne s’intéressent pas suffisamment aux risques d’effets indésirables".
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