: Enquête Les antidépresseurs dans le collimateur de la justice après le suicide d'un adolescent
Vincent Schmitt et Yoko Motohama ont déposé une plainte pour homicide involontaire à la suite du suicide de leur fils, Romain, 16 ans, en septembre 2021, alors qu’il était sous antidépresseur. Une juge d’instruction du tribunal de Vienne (Isère) enquête sur un éventuel lien entre la prise du médicament et le passage à l’acte du jeune homme. Car le comportement de l'adolescent a radicalement changé après qu’un psychiatre lyonnais lui a prescrit un antidépresseur.
Son anxiété a empiré. Des idées noires l’ont envahi. Il n’avait plus aucune limite. "Ça a été l’enfer, se souvient son père, Vincent Schmitt. Il s’est mis à jouer à des jeux d’argent. Tout est parti dans les jeux de foot. Il arrivait à nous faire peur. Il se fâchait contre nous. Tout d’un coup, il faisait une crise, déchirait un poster, cassait des trucs dans la maison, son téléphone par exemple."
Un effet désinhibiteur
Romain n’avait plus le vertige, ni conscience du danger. "Un jour, il a nagé de manière irraisonnée dans un lac. Il a dû son salut à un pédalo qui l’a ramené", témoigne encore l’Isérois. Le 10 septembre 2021, l’adolescent est pris d’une pulsion suicidaire, selon ses parents. "Il rigolait. Il faisait des plans pour le week-end avec ses copains. Ils étaient sur le quai de la gare. Et puis à un moment, il s’est levé, il s’est mis devant le train. Il savait que le train ne s’arrêtait pas. Terminé, c’était fini", témoigne encore le père endeuillé.
"L’antidépresseur a un effet boost, désinhibiteur, souligne le pédopsychiatre Thierry Delcourt. C’est-à-dire qu’il lève un blocage lié à l’angoisse qui a tendance à replier, à refermer. On lève ça, mais on n’a pas les moyens de réduire l’angoisse en même temps".
"Ça peut effectivement générer le passage à l’acte suicidaire, mais ça peut aussi amener à un passage à l’acte dirigé contre d’autres personnes."
Thierry Delcourt, pédopsychiatreà la cellule investigation de Radio France
Une personne sous antidépresseur peut, de fait, se trouver très mal lorsque l’effet censé améliorer l’humeur n’est pas au rendez-vous, et, en parallèle, avoir suffisamment d’énergie pour passer à l’acte. Les parents de Romain, tous deux scientifiques de formation, le découvrent lorsqu’ils examinent les risques que présentent les antidépresseurs. Ils prennent connaissance d’une longue liste d’effets indésirables parmi lesquels, le risque de suicide. Ils se demandent alors pourquoi le psychiatre ne les a pas informés au moment de la prescription. Interrogé par la cellule investigation de Radio France, ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Une consommation qui flambe chez les jeunes
Cet effet indésirable grave est peu connu, alors que six millions de Français sont sous antidépresseurs, soit un sur dix. Et la consommation flambe, en particulier chez les plus jeunes. Un jeune de 18 à 24 ans sur cinq a connu un épisode dépressif en 2021, selon Santé publique France. Ces médicaments agissent directement sur le cerveau qui est en construction chez les jeunes, les risques sont encore plus élevés chez ces derniers. Or, un rapport du Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge publié en mars 2023 montre que la consommation d’antidépresseurs a crû de plus de 60% entre 2014 et 2021 chez les moins de 19 ans.
Ces médicaments sont censés être réservés aux cas les plus graves. Mais lorsqu’une nouvelle génération d’antidépresseurs est arrivée sur le marché dans les années 1990, comme le Prozac, présenté comme "la pilule du bonheur", ils ont été prescrits sans retenue par les psychiatres et par les médecins généralistes. Ces derniers sont d’ailleurs très sollicités. L’Assurance maladie indique que "près de 13% des consultations chez les médecins généralistes sont liées aux troubles dépressifs et anxieux".
Selon Céline Bonnaire, psychologue et professeure à l’Université Paris-Cité, "pour les médecins psychiatres et les généralistes, la réponse première, soufflée par le lobby pharmaceutique, c’est l’antidépresseur. La réponse médicamenteuse va beaucoup plus vite qu’un travail de psychothérapie".
Des parents en quête de vérité
Les effets indésirables graves des antidépresseurs ont été observés sur le terrain par des professionnels. Mario Speranza, pédopsychiatre et président du conseil scientifique de la société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, a remarqué "il y a une quinzaine d’années, que les traitements antidépresseurs pouvaient provoquer des effets secondaires négatifs de comportements d’automutilation chez des adolescents qui n’en n’avaient pas auparavant, ainsi qu’un niveau d’anxiété élevé, dit-il. J’ai craint que l’antidépresseur puisse dans certains cas augmenter ou faire apparaître des comportements suicidaires qui pouvaient se manifester en lien avec le traitement lui-même".
Ce lien n’est cependant parfois pas évident à démontrer puisque par définition, le plus souvent, les personnes qui prennent des antidépresseurs sont en souffrance. Les parents du jeune Romain, 16 ans, qui s’est jeté sous un train, Vincent Schmitt et Yoko Motohama, eux, attendent de la justice qu’elle établisse les responsabilités.
D’autant plus que le médicament qui a été prescrit à leur fils, un antidépresseur à base d’une molécule, la paroxétine, l’a été en dehors de toute autorisation de mise sur le marché. Seule la fluoxétine, la molécule du Prozac peut être donnée aux mineurs en France, et encore, en dernier recours, pour les cas les plus sévères, et en association avec une prise en charge psychothérapeutique, comme le préconise la Haute Autorité de santé (HAS).
Un autre jeune se donne la mort
En Corse, Gilles et Giusiana Mannoni se sont également lancés "dans une quête de vérité", comme ils le disent eux-mêmes. Eux aussi ont l’intention de saisir la justice. Ils mettent en cause le même antidépresseur qui contient cette molécule, la paroxétine, pour expliquer la mort de leur fils Florian, 20 ans, étudiant en médecine, à Nice. En février 2021, ce dernier devait partir en week-end au ski avec ses parents. "Nous avons appris le jeudi soir vers 22 heures que Florian s’était pendu, raconte le père de Florian. Une semaine plus tard, lorsqu’on a eu accès à l’appartement, on a trouvé une ordonnance avec un médicament à base de paroxétine. La psychiatre de Florian nous a expliqué qu’il n’avait pas de problème avec sa famille ou avec ses amis, mais juste un souci de gargouillement dans le ventre, qu’il n’était pas dépressif. Je lui ai demandé pourquoi elle lui avait prescrit l’antidépresseur, et elle nous a répondu qu’elle le prescrivait à tout le monde."
Certes, Florian était majeur. Mais pour les adultes de moins de 25 ans, compte tenu du risque exacerbé de suicide, la prescription doit se faire avec une grande prudence. La psychiatre du jeune homme n’a pas répondu à nos demandes d’interview. Lorsqu’elle a été interrogée par un expert chargé d’étudier le dossier dans le cadre d’une procédure auprès de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), elle a expliqué qu’elle avait rédigé l’ordonnance à bon escient pour ce qu’elle considérait être un véritable cas de dépression. Si l’expertise a reconnu l’augmentation du risque suicidaire après la prise d’antidépresseur, elle a toutefois dédouané la professionnelle.
Le couple Mannoni a contacté GlaxoSmithKline (GSK), le fabriquant britannique de l’antidépresseur pris par leur fils. Ce dernier a alors admis l’existence d’un risque de suicide. Le laboratoire n’a pas souhaité répondre à nos questions, mais la défense habituelle des firmes dans ce type d’affaires, est d’expliquer que les effets indésirables figurent dans la notice du médicament. Pour Maître Jean-Christophe Coubris qui défend ces deux familles endeuillées, l’argument est un peu léger. "Comme la plupart d’entre nous, je ne vais jamais lire une notice dans sa totalité, explique l’avocat qui a aussi défendu de nombreuses victimes dans le scandale emblématique du Mediator".
"La plupart des personnes à qui on va prescrire des antidépresseurs n’auront pas la juste information sur le fait qu’il y a un risque majoré de deux à trois fois éventuellement de déclencher un geste irréversible".
Maître Jean-Christophe Coubris, avocatà franceinfo
"C’est un parapluie gigantesque que les laboratoires ouvrent, déplore-t-il. On pourrait même appeler ça un parasol. Je crains que personne ne soit informé sur les risques de sur-suicide sous antidépresseur toutes catégories d’âge confondues."
Rencontre avec Irène Frachon
Dans l’affaire du Mediator, la lanceuse d’alerte Irène Frachon avait dénoncé les effets indésirables graves de ce coupe-faim déguisé en antidiabétique. Lorsque les parents de Romain ont appris que la pneumologue brestoise était invitée à participer à une table ronde sur le thème "Tenir bon face aux influences : une exigence de santé publique" organisée par la revue médicale indépendante Prescrire, le 5 octobre 2023, ils se sont rendus à Paris et ont tenté de glaner quelques conseils auprès d’elle. Irène Frachon leur a alors dit : "La question de la dangerosité potentielle des psychotropes [substances chimiques qui agissent sur le psychisme, comme l’antidépresseur] fait partie des fortes alertes qui historiquement, ont jeté le doute sur la qualité du développement des essais cliniques menés par l’industrie pharmaceutique. Celle-ci a pour objectif de servir ses intérêts en mettant davantage en lumière les bénéfices de ses produits plutôt que les effets secondaires."
Des propos qui résonnent depuis dans la tête de Vincent Schmitt et Yoko Motohama. Car ils correspondent à ce qui s’est passé avec l’antidépresseur pris par Romain et Florian, commercialisé par GSK. La firme est d’ailleurs consciente du risque de suicide que peut provoquer son médicament depuis longtemps. Une procédure judiciaire menée aux États-Unis l’a révélé. En 2012, GSK a payé une amende record de trois milliards de dollars pour avoir caché des données sur les dangers de son antidépresseur à base de paroxétine.
Quand GSK truquait ses données
Si la justice en a eu la preuve, c’est grâce à un lanceur d’alerte irlandais, le psychiatre David Healy. "Mon alerte visait à prouver que le laboratoire GSK avait sciemment trompé les gens. Les membres du bureau du procureur général ont appris que je disposais d’un document montrant que GlaxoSmithKline savait que les résultats de ses essais étaient négatifs", commente-t-il. Le psychiatre a découvert que des essais cliniques notamment menés sur des adolescents étaient biaisés. Lorsque certains d’entre eux manifestaient leur désir de se suicider sous antidépresseur, ils étaient alors écartés de l’expérimentation sans que le motif de cette éviction soit clairement précisé.
Quand ils découvrent cette histoire, les parents de Romain passent au crible les milliers de documents déclassifiés américains. Vincent Schmit n’en revient toujours pas : "En conclusion du rapport (de GSK), en gros, il est dit que le médicament est fantastique, qu’il marche pour les gamins et qu’il sauve tout le monde. Mais si vous regardez plus précisément, et que vous allez dans les annexes, vous vous apercevez que c’est une véritable boucherie. Tous les volontaires suicidaires sont sortis de l’étude sans que cela soit écrit tel quel. Ils sont classés dans une catégorie qui ne veut rien dire, 'labilité émotionnelle'. Cela permet de dissimuler la dangerosité du médicament."
Des articles rédigés par des labos
Des documents internes de l’entreprise que nous avons pu consulter montrent que dès 1999, GSK était au courant des risques de son antidépresseur et avait l’intention de les camoufler en ayant recours à une stratégie : le "ghostwriting", l’écriture fantôme. Le laboratoire écrit lui-même une étude scientifique, puis la fait signer par des professeurs de renom. L’objectif est d’inciter à la prescription. Cette façon de procéder permet à la firme de mettre en valeur son médicament en insistant sur ses bénéfices et beaucoup moins sur les risques.
Cette stratégie soulève parfois des réserves en interne. On le voit dans un mail rédigé par un cadre de GSK à sa collègue chargée de mettre en forme l’étude qui doit paraître dans une revue scientifique. "Il semble incongru que nous signalions autant d’effets indésirables tout en affirmant que la paroxétine est un médicament sûr, s’inquiète l’auteur du mail. Je sais que les médecins qui suivent les essais cliniques pour le laboratoire n’ont pas soulevé le problème, mais je crains que les rédacteurs en chef de la revue à laquelle on soumet l’étude, eux, le fassent. Je ne sais toujours pas comment qualifier ces effets indésirables. Je vais à nouveau les examiner afin de me sentir plus à l’aise avec ce que nous allons publier."
Les preuves de l’intention de dissimulation des risques de la part de laboratoires sont rares, mais le "ghostwriting" est une méthode courante. Le psychiatre David Healy en a fait l’expérience. Un grand laboratoire l’a contacté pour qu’il signe un article qui avait été rédigé "à la manière de David Healy" par le laboratoire, en le bourrant de références à ses travaux antérieurs. Un peu comme un outil d’intelligence artificielle avant l’heure. Lorsque le psychiatre irlandais a répondu qu’il préférait que soit publié son propre article, le responsable de la firme lui a rétorqué qu’un autre intervenant au congrès avait accepté de signer celui écrit par le laboratoire, le but étant d’insister sur "des messages commerciaux importants".
Surveillé et fiché
Les parents de Romain ont contacté ce lanceur d’alerte, David Healy, pour qu’il examine le cas de leur fils. L’avis du psychiatre irlandais est tranché : "À chaque fois que le psychiatre de Romain a augmenté sa dose d’antidépresseur, son état s’est aggravé. Jusqu’à ce qu’il se tue. Il est donc inconcevable que ce ne soit pas le médicament qui soit à l’origine du problème."
Depuis qu’il dénonce les effets indésirables graves des antidépresseurs, notamment commercialisés par les laboratoires GSK et Lilly, David Healy se dit suivi de près. Il raconte s'être retrouvé surveillé et fiché. Il s’en est rendu compte lorsqu’il a obtenu l’autorisation d’accéder aux documents internes de Lilly. "J’ai consulté de nombreuses notes disant : 'David Healy doit donner une conférence à tel endroit, à telle date. Veillez à ce qu'il y ait des personnes dans la salle pour écouter tout ce qu’il dit, et vérifier qu’il n’y ait pas des propos qui pourraient lui valoir des poursuites en justice", affirme-t-il.
Nous avons, pour notre part, épluché les données qui répertorient ce que l’industrie pharmaceutique déclare en lobbying via l’outil en ligne EurosForDocs, qui permet l’exploitation des données publiques de la base Transparence santé. Résultat : GSK a dépensé près de 270 millions d’euros pour tenter d’influencer les acteurs du monde de la santé en France depuis 2019. Et pour Lilly, le fabricant du Prozac, c’est près de 140 millions d’euros. Ce dernier laboratoire n’a pas non plus répondu à nos questions.
Ne pas augmenter “le climat anxiogène”
Le message porté par l’industrie pharmaceutique semble en tout cas avoir eu un certain écho. On le constate dans le compte rendu d’une réunion de l’Agence française du médicament (alors baptisée Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, Afssaps), qui a eu lieu en mars 2005, auquel nous avons eu accès. L’enjeu de cette réunion était de donner des consignes de prescription aux médecins concernant les antidépresseurs chez l’enfant et l’adolescent. "D’éventuelles mesures de restriction (...) augmenteraient le climat anxiogène perçu au niveau des familles, voire l’émergence d’actions en justice", peut-on lire.
Ces risques sont pourtant reconnus par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), même s’il n’est pas facile d’évaluer l’ampleur de leurs conséquences. La journaliste Ariane Denoyel, autrice du livre enquête sur les antidépresseurs Génération zombie (Fayard, 2021), a dû recourir à la justice pour obtenir un fichier en août 2022, mentionnant que "45 000 effets indésirables liés aux antidépresseurs ont été signalés, dont 1 500 suicides, sachant que la pharmacovigilance, selon les études indépendantes, rate à peu près 85 à 90 % des effets graves", précise la journaliste.
Parmi ces 1 500 suicides, l’ANSM ne nous a pas précisé dans combien de cas le lien avec l’antidépresseur avait été prouvé. Nous lui avons également demandé quelles étaient les actions de prévention mises en place par les autorités sanitaires pour mieux informer sur les risques d’effets indésirables graves des antidépresseurs, en particulier pour les jeunes, là encore sans obtenir de réponse. En 2021, la consommation d’antidépresseurs a pourtant encore augmenté de 4% pour l’ensemble de la population de l’Hexagone, et même de 13% pour les moins de 19 ans.
"Nous n’agissons pas contre les antidépresseurs"
Le pédopsychiatre et mathématicien Bruno Falissard, qui travaille pourtant régulièrement avec l’industrie pharmaceutique, estime que les antidépresseurs sont massivement prescrits à des personnes qui ne devraient pas en prendre. Selon lui, ce serait le cas d’une personne sur deux sous antidépresseur. À Marseille, Joëlle Micallef, médecin spécialisée dans l’évaluation du médicament et de ses risques regrette aussi qu’"on expose des patients qui souffrent de troubles dépressifs légers, ou qui n’ont même pas de dépression du tout, à un risque inacceptable, alors qu’ils n’ont pas besoin de ces médicaments".
Jean-Christophe Coubris, l’avocat des familles des deux adolescents qui se sont suicidés, précise cependant : "Nous n’agissons pas contre les antidépresseurs, mais contre une politique de non-information qui présente les antidépresseurs comme une pilule du bonheur." Les parents de Romain et de Florian veulent surtout éviter que leur propre histoire ne se répète.
Dans tous les cas, rappelons-le, un traitement ne doit pas être stoppé brutalement. L’arrêt d’un antidépresseur doit impérativement être accompagné par un médecin.
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