: Interview Culpabilité du survivant, sidération... Comment les rescapés d'accidents collectifs, notamment d'avions, sont suivis sur le plan psychologique
Comment sont suivis psychologiquement les rescapés d'un accident majeur, telle qu'une catastrophe aérienne ? Le bilan humain peut être très lourd, comme lors du crash d'un avion dimanche 29 décembre en Corée du Sud, dans lequel deux membres de l'équipage ont miraculeusement survécu. Thierry Baubet, professeur de psychiatrie, dirige la Cump 93, basée en Seine-Saint-Denis, l'une des Cellules d'urgence médico-psychologique mobilisées en France lors d'événements graves, comme des attentats ou des accidents collectifs. Le co-directeur du Centre national de ressources et de résilience (CN2R), qui a suivi des survivants mais aussi des familles de victimes, a répondu aux questions de franceinfo.
Franceinfo : Comment vous vous y prenez pour traiter ces patients ?
Thierry Baubet : La situation et la prise en charge sont un peu les mêmes lors d'accidents collectifs, que ce soient de grandes collisions, des accidents de bus, de train ou d'avion, avec une triple dimension. Il y a un impact potentiellement traumatique, avec le risque de développer un trouble post-traumatique. Souvent, il y a une association à un deuil brutal, car des gens perdent des proches. Mais ce sont deux choses différentes. Le trauma, c'est le choc et l'effroi, et les séquelles qu'il peut laisser, comme un trouble de stress post-traumatique pouvant devenir chronique. Et la mort d'un proche, c'est être brutalement plongé dans le deuil, un deuil affreux puisqu'il n'est pas anticipé.
Ce sont des deuils vraiment très durs à faire, d'autant plus que les corps sont parfois détruits. Enfin, il y a la dimension du fait d'être rescapé, d'avoir échappé à la mort. C'est une chance, mais c'est aussi un poids qui peut amener énormément de culpabilité. On l'appelle parfois la culpabilité du survivant. D'autant plus quand on a des proches morts dans l'accident et que soi-même, on a survécu.
À quel moment intervenez-vous auprès des victimes ?
Idéalement dès les premières heures ou les premiers jours. Les Cump, ces cellules d'urgence médico-psychologique, permettent de le faire. Ce sont des équipes de psychiatres et psychologues spécialisées qui interviennent dans le cadre des Samu. Donc, elles sont capables de se projeter sur place ou à proximité des victimes, même si ces dernières sont en général blessées et donc transférées vers des hôpitaux. Il ne faut pas oublier la prise en charge de l'aspect psychiatrique, il faut une bonne coordination avec le Samu pour savoir où sont les victimes et vérifier que quelqu'un va s'en occuper.
À quoi ressemblent vos premiers échanges avec des rescapés ?
On peut mener des entretiens d'évaluation, on va regarder si la personne est toujours dans un état de sidération, de dissociation. Un état modifié de conscience peut dire que l'impact du choc psychique a été très fort. Et on va aider les personnes à sortir de cet état-là. Il y a des personnes qui restent piégées dans la scène traumatique, même des jours après. La première chose à faire, c'est d'abord les aider à travers des techniques d'entretien à les sortir de cette scène.
"Il arrive qu'ils soient complètement absorbés dans la scène d'horreur, et ils ressentent toujours la même détresse, ça ne s'atténue pas, ils ont constamment devant les yeux ce qu'ils ont vu."
Thierry Baubet, psychiatreà franceinfo
Certains n'ont pas forcément la capacité d'en parler, mais on voit qu'ils ne sont pas avec vous, et par exemple répètent en boucle : "C'est horrible, c'est horrible". Il y a plein de modalités différentes, ça peut être plus discret, des gens qui ont l'air d'être là sans être là, qui ont l'air d'avoir peur comme s'ils étaient toujours en danger alors qu'ils ne le sont plus du tout.
Quelles sont les conséquences de ces symptômes ?
Cela indique un fort risque de développement de troubles chroniques, donc des personnes qu'on va avoir encore plus à l'œil. Mais on voit aussi des personnes qui n'ont aucun symptôme dans les jours ou les semaines qui suivent et qui vont pouvoir développer des troubles de manière différée, au bout d'un mois, ou plus. On parle de troubles de stress post-traumatique quand il y a un ensemble de symptômes présents en continu pendant plus d'un mois. Et là, ça nécessite des soins structurés, en premier lieu une psychothérapie et éventuellement un traitement en seconde intention.
Comment détecte-t-on un tel trouble de stress post-traumatique ?
Ce n'est pas forcément très évident à repérer, parce que très souvent les victimes n'en parlent pas, voire essaient de le cacher. Ils ont honte, ils se sentent coupables et pas légitimes à se plaindre ou à demander de l'aide alors qu'ils ont survécu. Dans ce type de trouble, il y a un symptôme important qu'on appelle l'évitement. C'est tellement présent qu'on fait tout pour ne pas y penser et on n'a surtout pas envie d'en parler. Très souvent, ce sont des gens qui ne demandent pas d'aide et qui risquent d'avoir un trouble de stress post-traumatique qui évolue pendant des mois et s'aggrave. Et il y a trois évolutions graves possibles : la dépression, le suicide et les addictions.
"Dans le cadre de nos missions d'urgence, ce n'est pas très grave si les gens ne reprennent pas l'avion, ce qu'on veut c'est qu'ils ne se suicident pas."
Thierry Baubet, psychiatreà franceinfo
Le premier contact avec une Cump permet de dépister et de rester en lien avec les victimes, que ce soit par téléphone ou par mail, pour leur demander comment ils vont dans les semaines qui suivent et pour pouvoir les reprendre en charge si besoin. S'il y a des séquelles qui peuvent persister, comme de l'évitement phobique, qui empêche des personnes de monter dans une voiture ou dans un avion, et il y a des thérapies spécifiques.
Est-ce que toutes les victimes ressortent traumatisées ?
Non, pas forcément. C'est pour ça qu'on ne parle pas d'événement traumatique, parce que ce n'est pas automatique. Il y a des potentialités pour créer un trouble de stress post-traumatique. Par exemple, parmi les gens qui étaient au Bataclan ou sur les terrasses visées à Paris le 13 novembre 2015, la moitié environ a développé un trouble post-traumatique chronique, l'autre moitié n'en a pas développé.
Des exercices en conditions réelles sont également organisés, notamment dans votre département.
Notre Cump de Seine-Saint-Denis en fait notamment pour le Salon du Bourget (le Salon international de l'aéronautique et de l'espace), mais on est régulièrement mobilisés. Et toutes les régions où il y a des aéroports le sont. Nous, on a celui de Roissy dans notre département, donc on s'est aussi occupé de catastrophes sans survivants comme le crash du vol Rio-Paris [en 2009]. Ce sont des situations auxquelles on est entraînés.
Ces exercices mobilisent tous les services de l'État, la Santé, la préfecture, la police, etc. Et on fait comme si l'accident se produisait. Les secours sont mis en route, il y a de fausses victimes jouées par des élèves infirmiers ou autres, et on teste la coordination des services, la capacité à mobiliser des troupes. Quand il y a un accident majeur, on ne fait pas venir n'importe quel psy qui n'a jamais travaillé en contexte de catastrophe. Il faut être inscrit sur une liste de volontaires établie par département et avoir suivi une formation obligatoire.
Lancez la conversation
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.