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Faut-il voir l'affaire Snowden à travers le Prism économique ?

DECRYPTAGE | Les révélations d'Edward Snowden, ex-agent de la NSA, sur le programme de surveillance américain Prism se succèdent. Dernière en date : en plus d'espionner les institutions comme l'Union européenne, l'agence américaine du renseignement NSA espionnait également les représentations françaises aux Etats-Unis. Mais pour quoi faire ? Les intérêts économiques pourraient être au cœur de l'enjeu.
Article rédigé par Clara Beaudoux
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
  (Maxppp)

Depuis le début du mois de juin, Edward Snowden, ancien
consultant de l'Agence de sécurité nationale américaine (NSA), fait trembler
l'administration Obama en livrant petit à petit les détails du programme de
surveillance baptisé Prism.
Après les révélations sur la coopération des géants du Web tels que Google ou
Facebook
,
l'homme de 30 ans a dévoilé ce week-end que l'Union européenne avait été la
cible d'espionnage
, notamment dans ses représentations à Washington et à l'ONU, et que la France faisait
partie des "38 cibles" du programme d'espionnage
, notamment dans ses
ambassades, y compris au moyen de classiques micros.

Des informations qui n'étonnent pas du tout les spécialistes
: il ne s'agit que d'une "mise en lumière " qui représente
d'ailleurs un "échec " pour des opérations de renseignements, explique
Nicolas Arpagian, directeur scientifique sur la sécurité numérique à l'Institut
national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), et auteur de La cyberguerre  (Ed. Vuibert). "On a toujours
connu des micros, on a même connu à l'époque du bloc de l'Est des micros qui
étaient installés dès l'origine dans les parpaings servant à bâtir les ambassades
",
ajoute-t-il. "Le système américain est un pur produit de la Guerre froide, qui s'est redéployé sur d'autres objectifs ", ajoute sur France Info Christian Arbulo, directeur de l'école de Guerre économique à Paris. 

Du prisme terroriste au prisme économique

Mais alors pourquoi un tel espionnage, dans quel but ? Dès
le début de l'affaire, le gouvernement américain a mis en avant les menaces
terroristes. "La priorité numéro un du président est la
sécurité nationale des Etats-Unis. Nous devons avoir les outils nécessaires pour faire face aux menaces posées par les terroristes
", déclarait
alors un porte-parole de la Maison-Blanche, Josh Earnest. Mais selon François-Bernard
Huygue, directeur
de recherche à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques),
le terrorisme est un "prétexte ".

"Dans les cas de terrorisme, on ne peut pas dire que
cela a été inefficace, mais ça n'empêche pas les insurrections en Afghanistan
et des attentats comme ceux de Boston
", explique François-Bernard Huygue. Par contre,
dans le domaine économique, "c'est quelque chose de beaucoup plus
important, nous sommes dans des sociétés de la communication et de
l'immatériel, ça veut dire que nos richesses sont immatérielless et confiées à des
machines à distance, c'est très intéressant d'aller piocher dedans
",
ajoute-t-il.

Pour Nicolas Arpagian, directeur scientifique sur la
sécurité numérique à l'INHESJ, "quand il s'agit de piéger des sites
diplomatiques, il est évident que c'est pour essayer de connaître quels sont
les tendances qui peuvent se dégager dans la majorité européenne, quels sont
les groupes, les alliances, et quels arguments font que telle ou telle option
va être retenue ou rejetée, effectivement le fait de connaître les secrets des
discussions va permettre d'influencer les discussions futures
",
explique-t-il.

"Les industries
participent à la sécurité nationale"

Mais cet aspect diplomatique,
politique, n'est encore une fois pas bien éloigné de la dimension économique.
"Aujourd'hui les Etats ne perdent pas d'éléction pour des
sujets diplomatiques, mais pour des sujets économiques : pour une hausse du chômage,
pour une croissance qui ne vient pas, donc évidemment la collecte d'information
économique est un élément de leur puissance et de leur maintien en activité
".
Et puis, dans une ambassade on ne parle pas que géopolitique, ajoute-t-il :
"vous avez aujourd'hui des ambassades qui servent de salle d'exposition
pour représenter des produits, qui accompagnent des délégations commerciales...en
plus c'est un endroit où on peut se lâcher, le conseiller commercial peut par
exemple briefer une délégation, quels sont vos problèmes ? Vos contacts ? Votre
agenda ? Votre priorité ?
"

Le chercheur décrit l'intérêt de connaître les secrets de
fabrication, l'agenda de production, les nouveaux débouchés ou les changements
stratégiques "qui pourraient façonner le marché et mettre en difficulté ou
favoriser les acteurs nationaux
" d'un Etat. "Ce serait presque une
défaillance de ne pas le faire
", ajoute-t-il. "On peut considérer que
des industries participent à la sécurité nationale. D'ailleurs même la France,
depuis l'ordonnance de 1959, intègre la sécurité économique au titre de la
défense nationale, c'est-à-dire qu'on considère que vous ne pouvez pas avoir un
pays prospère, serein, souverain, dès lors que son économie serait défaillante
",
indique-t-il.

Alliés certes, mais "compétiteurs économiques" avant tout

Alors même avec des alliés politiques, comme le sont les Etats-Unis
et l'Union européenne, sur ce terrain, "nous sommes entre compétiteurs
économiques
" avant tout, analyse le chercheur. Mais alors, cela pourrait-il remettre en cause les négociations actuelles, notamment celles
sur le grand marché transatlantique
?
"On ne
peut pas négocier sur un grand marché transatlantique s'il y a 
le moindre doute que nos
partenaires ciblent des écoutes vers les bureaux des négociateurs
européens
", a jugé lundi la commissaire européenne chargée
de la Justice, Viviane Reding. 

"Personne n'a la candeur de croire que ça n'existait pas avant"

"Ce
sera politique, il va y avoir des éclats de voix, des prises de position
un peu solennelles, beaucoup d'émotion, mais de toutes façons personne n'a la
candeur de croire que ça n'existait pas avant
" et "chacun a trop à perdre dans la rupture des négociations commerciales ", analyse pour sa part Nicolas Arpagian, directeur scientifique sur la sécurité numérique à l'INHESJ.

A Bruxelles, certains tirent un point positif de tout cela : l'importance
de l'espionnage prouverait que l'Union européenne pèse lourd dans les affaires
de la planète. Ce dont personne ne doutait. Par contre "Obama a dit qu'il répondrait
de manière bilatérale à chaque chancellerie
", indique Nicolas
Arpagian, ce qui prouve bien que "l'Europe politique, diplomatique,
n'existe pas
", que "le collectif européen n'a pas de réalité au
regard de Washington
".

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