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"Espèce de buveur de Coca-Cola !" : quand le lobby du vin et les communistes déclaraient la guerre au soda américain

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Un consommateur français recrachant le contenu d'une bouteille de Coca-Cola, à Paris, en avril 1950. (MARK KAUFFMAN / THE LIFE PICTURE COLLECTION)

Il y a soixante-dix ans, une improbable alliance a voulu interdire le Coca-Cola dans l'Hexagone. En v(a)in.

"Monsieur le ministre, sur les grands boulevards de Paris, on vend une boisson qui s'appelle Coca-Cola...
– Je sais.
– Ce qui est grave, c'est que vous le sachiez et que vous ne fassiez rien !
– Je n'ai actuellement aucun texte pour agir.
– Cette question n'est pas simplement une question économique, ni même simplement une question sanitaire. C'est aussi une question politique. Il faut donc savoir si, pour une question politique, vous allez permettre qu'on empoisonne les Français et les Françaises !"

Nous sommes à l'Assemblée nationale, le 28 février 1950. Au micro, un député communiste, qui attaque le ministre de la Santé publique, le centriste Pierre Schneiter, plutôt atlantiste. Un an plus tôt, Coca-Cola a décidé d'envahir le marché français. En représailles, une improbable alliance entre les communistes, les lobbys du vin, les industriels du jus de fruits et la presse se met en branle pour bouter la boisson américaine ultra-calorique hors des terrasses hexagonales.

Le débarquement de 1949

Si la légende dit que les soldats yankees ont importé le Coca-Cola en même temps qu'ils ont débarqué sur les plages de Normandie, en réalité, la première livraison de soda est arrivée par bateau à Bordeaux en 1919, selon l'histoire officielle de la marque. Depuis, il n'a jamais quitté le Vieux-Continent, même sous la botte nazie. Mais jusqu'en 1949, on ne trouve du Coca-Cola que dans les bars branchés de Saint-Germain-des-Prés où viennent s'encanailler des touristes américains et des zazous comme Boris Vian. Dans J'suis snob, ce dernier chantera : "On se réunit avec les amis tous les vendredis pour faire du snobisme-party. Il y a du Coca, on déteste ça, et du camembert qu'on mange à la petite cuillère." 

Des soldats américains dînent au Coca-Cola à Suippes, une leurs principales bases dans le Nord de la France, le 11 juillet 1945. (COLL-DITE / AFP)

L'offensive pour envahir le marché français débute en 1949. Le gros rouge règne d'une main de fer en France. Dans les traités de médecine, il est recommandé aux travailleurs d'en boire un litre par jour. Et dans les écoles, le pinard est servi sur la table des cantines scolaires dès l'école primaire. Ça peut paraître étrange vu de 2019, mais à l'époque, vu l'état du réseau de canalisations, il valait mieux éviter l'eau du robinet pour ne pas attraper le typhus ou la diphtérie. L'objectif de Coca-Cola est modeste. Selon des documents internes, l'entreprise américaine ambitionne d'abord modestement de n'écouler que 6 L de soda par Français et par an (contre 130 L pour le vin ou encore 25 L de bière).

En face, une improbable alliance rouge-rouge se met en place. D'un côté, les communistes, qui ont quitté le gouvernement en 1947 mais qui sont encore la première force politique du pays avec 25% des députés – c'est ainsi L'Humanité qui invente le terme de "Coca-Colonisation" qui fait florès encore aujourd'hui ; de l'autre, le lobby du vin, tout-puissant depuis un siècle, mais qui traverse une mauvaise passe. "A l'époque, la surproduction fait rage, souligne Didier Nourrisson, auteur de livres sur le Coca et le vin. Les producteurs n'arrivent plus à écouler la production, et cherchent à tout prix à relancer la consommation avec des campagnes de publicité, et aussi à l'export."

Dans ce contexte, l'arrivée du Coca est vue comme une menace.

Didier Nourrisson

à franceinfo

Le lobby du vin a aussi une certaine expérience quand il s'agit de combattre l'ennemi : "Quelques décennies plus tôt, les producteurs de vin ont mené une croisade victorieuse contre l'absinthe, qualifiée d'alcool industriel non-traditionnel", souligne Jeni Mitchell, auteure de A Bite-Sized History of France, qui raconte l'histoire de France du côté des habitudes alimentaires.

Publicité et mauvaise presse

Fin 1949, les communistes voient, derrière le réseau des vendeurs de sodas, un faux nez de la CIA. Instantanément, tous les bistrots parisiens affichant des réclames du soda américain sont recouverts de têtes de mort, raconte Mark Pendergrast dans son livre For God, Country, and Coca-Cola. Les théories les plus farfelues circulent. Selon les uns, la marque de soda prévoit d'étendre une immense affiche à sa gloire entre les tours de Notre-Dame ; selon les autres, c'est la tour Eiffel qui se transformerait en panneau publicitaire. Un représentant de la société dément, mais "cela ne rassure personne dans une ville encore traumatisée par les publicités Citroën qui ont défiguré le monument il y a dix ans", commente à l'époque le New Yorker (en anglais).

Une camionnette Coca-Cola passe sur les quais de Seine, près de l'église Notre-Dame de Paris, en avril 1950. (MARK KAUFFMAN / THE LIFE PICTURE COLLECTION)

La presse embraye. Le journal communiste L'Emancipateur tonne : "A la porte, le gouvernement du Coca-Cola !" La revue Climats s'interroge : "Le Coca-Cola est-il un poison ?" Pour contre-attaquer, Coca essaye même de glisser de la publicité dans la presse communiste, mais bien souvent, comme dans L'Eclaireur de l'Ain, le journal explique par écrit avoir bouté l'envahisseur hors de ses colonnes : "Nous avons suffisamment en France assez d'excellentes productions locales pour nous désaltérer jusqu'à plus soif."

Du rififi avec les commerciaux

En France, les VRP de l'entreprise, qui sont soumis à un dress code impitoyable, sont envoyés en mission en terre rouge, raconte William Reymond dans son livre Coca-Cola, l'enquête interdite, citant les recherches de son père Guy Reymond. "Il y a eu des problèmes avec un extrémiste. Une fois, je faisais des dégustations, l'un d'eux m'a pris ma bouteille et l'a jetée contre un mur", témoigne un représentant du Sud-Ouest. De la petite bière à côté de ce qu'endurent les représentants envoyés dans l'Est. Prenez le malheureux qui s'y est collé à la sortie d'une usine de sidérurgie. "On nous a traités de tous les noms, on nous a foutus dehors. Ils nous disaient 'le Beaujolais du Texas, on n'en veut pas. Nous, on boit français, on boit du vin !'" Et quand le médecin de l'usine accepte d'y installer des distributeurs de Coca-Cola, ils n'y font pas long feu. "Avec les chariots élévateurs, les ouvriers les balançaient dans les fonderies !"

Des Français goûtent du Coca-Cola pour la première fois, en avril 1950 à Paris.  (MARK KAUFFMAN / THE LIFE PICTURE COLLECTION)

Le week-end aussi, les vendeurs de soda n'ont pas de repos. Le New Yorker raconte comment des spectateurs ont vandalisé l'arrivée d'une course cycliste organisée en France. Le speaker venait d'annoncer au micro que Coca-Cola allait remettre un prix spécial au vainqueur. Il aura fallu trois bonnes heures pour déblayer la route pour laisser passer les coureurs. Des incidents spectaculaires, mais pas forcément représentatifs.

Bien souvent, les cafetiers qui ne roulaient pas sur l'or, accueillaient avec joie le représentant de Coca qui lui laissait un calendrier, un cendrier ou même parfois une table de bistro.

Didier Nourrisson

à franceinfo

N'empêche, le prince Alexander Makinsky, un Russe blanc farouchement anticommuniste devenu patron de la filiale française, vit dans l'angoisse que sa maison soit plastiquée. Ce dernier avait coutume de dire : "Le meilleur baromètre du rapport entre les Etats-Unis et n'importe quel pays, c'est la manière dont Coca-Cola est traité."

Du Coca au palais Bourbon

Et Makinsky n'aime pas ce qu'il voit à l'Assemblée nationale. Le gouvernement fait face à un feu roulant de propositions de loi portées par les communistes, puis par les élus des régions viticoles. Le maire de Montpellier, le centriste Pierre Boulet, a beau être du même camp que le gouvernement (le Mouvement républicain populaire), il fait cause commune avec les communistes. Dans cet univers policé, les limites sont repoussées lors des débats. "Quand on parle de boissons, on a trop souvent l'impression de parler d'or : on croit même entendre tomber quelques pièces autour de cet Hémicycle", accuse à mots couverts un élu, sous-entendant que certains de ses collègues ont cédé à la corruption. Ce qui lui vaut, en réponse, des cris de protestation des deux bords politiques.

Une nouvelle insulte fait son apparition sur les bancs de l'Assemblée. "Espèce de buveur de Coca-Cola !" lance la communiste Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, le patron du PCF. Le souci, c'est que l'autre chef du parti communiste, Jacques Duclos, est surpris le soir même à siroter le maudit soda à la buvette du palais Bourbon... Si les amendements visant à interdire le Coca-Cola en tant que tel échouent à rassembler la majorité, la proposition d'étudier la composition du soda pousse la firme dans l'embarras. Le secret de la recette constitue le pilier de son marketing. Pas moins de cinq ministères différents sont mobilisés par l'affaire.

Le Parlement met de l'eau dans son vin

La contre-offensive américaine est spectaculaire. Une bouteille en main, James Farley, ancien ministre de Roosevelt à la tête de Coca-Cola Export, balance sur la chaîne CBS : "Le Coca-Cola n'a pas été néfaste à la santé des soldats américains qui ont libéré la France des nazis pour que les députés communistes puissent maintenant siéger au Parlement." Et à la Maison Blanche siège Dwight D. Eisenhower, l'homme qui a signé le contrat d'exclusivité entre Coca-Cola et l'US Army. Pour lui aussi, s'attaquer au soda, c'est s'attaquer à l'Amérique. Une menace directe de représailles douanières sur les vins français et les élus baissent d'un ton. Hasard du calendrier, le Sénat français retoque la proposition de loi anti-Coca-Cola... le 6 juin 1950, anniversaire symbolique s'il en est, six ans jour pour jour après le Débarquement.

Coca-Cola manœuvre habilement en France, en s'alliant à un grand nom du secteur en déshérence, le groupe Pernod. "L'entreprise souffrait terriblement de l'interdiction des boissons anisées décrétée par Vichy en 1941 [qui sera levée en 1951, d'où le fameux Pastis 51], rappelle Didier Nourrisson. Entre deux, ils ont bâti la société parisienne de boissons gazeuses, qui avait besoin de clients. C'était très bien joué de la part de Coca pour s'implanter dans l'espace national."

Une camionnette Coca-Cola dans les rues de Paris, en avril 1960. (MARK KAUFFMAN / THE LIFE PICTURE COLLECTION)

En 1954, l'enquête menée par la justice française sur la toxicité du Coca-Cola se solde par un non-lieu. Mais la polémique autour de la boisson gazeuse laisse des traces. A la même époque, une étude établit que seuls 17% des Français apprécient le Coca, quand plus des deux tiers détestent son goût, relève l'universitaire américain Richard Kruisel dans son livre au titre évocateur, Seducing the French ("Séduire les Français" en VF).

Un chiffre à la traîne par rapport aux autres pays européens, où le Coca-Cola a conquis beaucoup plus d'adeptes. Même au Danemark où une alliance de brasseurs de bière a longtemps permis de repousser l'envahisseur, avant que Carlsberg, Tuborg et compagnie ne créent leur propre soda au cola pour couper l'herbe sous le pied à la firme d'Atlanta.

Je pense que la France avait bien plus conscience de la supériorité de sa culture, et a pris plus au sérieux la menace du Coca-Cola, noyée dans l'influence américaine.

Mark Pendergrast

à franceinfo

Sept décennies plus tard, la tendance demeure dans l'Hexagone : les Français sont les premiers consommateurs de vin au monde, mais ils sont loin derrière les Allemands, les Belges ou les Britanniques quand il s'agit de vider des canettes de soda. Difficile de ne pas repenser à cet aphorisme de Témoignage chrétien en mars 1950 : "Pour nous, heureux soiffards français, ce sera le vin de France. Ni Coca, ni vodka."

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