L'Angle éco. Quand le voile éloigne les femmes musulmanes de l’emploi
En France, à cause de leur voile, des femmes de confession musulmane sont discriminées à l’embauche, voire exclues du marché du travail. Certaines renoncent à travailler ou acceptent des emplois sous-qualifiés. D’autres voient dans cet obstacle une opportunité, celle de créer leur propre entreprise.
Pourtant diplômées et qualifiées, de nombreuses femmes musulmanes qui portent le voile subissent des discriminations à l’embauche en France, voire sont totalement exclues du marché du travail. Parmi elles, de plus en plus renoncent à travailler ou acceptent des emplois sous-qualifiés. Mais certaines voient dans cet obstacle une opportunité, celle de créer leur entreprise.
Wahiba Khallouki avait 18 ans, le bac en poche, lorsqu’elle a commencé à porter le voile. Elle souhaitait le faire depuis longtemps. Ses parents freinaient, inquiets pour son avenir. Ils savaient que ce voile deviendrait un obstacle à l’université, puis au travail. “Je l’ai fait en connaissance de cause”, reconnaît aujourd’hui Wahiba Khallouki.
En six ans, la jeune femme a réalisé un parcours sans faute. Elle est à la tête d’une agence de communication digitale qu’elle a elle-même créée peu de temps après la fin de ses études. L’entrepreneure est arrivée major de promotion à l’European Communication School de Paris. Dans son discours lors de la remise des diplômes, en 2014, la jeune musulmane confiait pourtant qu’elle pensait “ne jamais y arriver”, révélant devant une foule d’étudiants et de professeurs les refus d’écoles et d’entreprises qui avaient marqué son parcours. “Mon tort, c’était ce bout de tissu, ce voile qui orne mon visage”, expliquait-elle alors.
Wahiba Khallouki évoquait en particulier un entretien avec l’agence de communication Publicis. Voici ce qu’on lui avait rétorqué alors qu’elle postulait pour un stage : “Un transsexuel a plus de chance de réussite que vous.” Pourtant, selon elle, le recruteur était “bienveillant”. Il ne faisait que la prévenir du regard des clients et des refus à venir : “Sa phrase était presque attendue. J’ai entendu ces premiers refus à l’âge de 18 ans.”
Entre Marie et Khadija, deux à trois fois moins de réponses positives
A l’image de Wahiba Khallouki, de nombreuses femmes de confession musulmane, pourtant qualifiées, subissent des discriminations à l’embauche et au sein des entreprises en France. Le “tort” de ces femmes est de porter un foulard islamique, signe religieux qui fait l’objet de crispations parmi les recruteurs. Le voile est pourtant autorisé dans le secteur privé, tant qu’il ne porte pas atteinte au fonctionnement de l’entreprise ou à des impératifs de sécurité.
Plusieurs études montrent que des candidats perçus comme musulmans ont, en France, entre deux et trois fois moins de chances d’obtenir un entretien que des candidats perçus comme chrétiens. Marie-Anne Valfort, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a réalisé entre 2013 et 2014 un testing sans précédent avec l’Institut Montaigne, afin de mesurer l’ampleur de ces discriminations. Répondant à 6 231 offres d’emploi publiées à travers la France, ils ont envoyé des CV de candidats fictifs d’origine libanaise, en tout point similaires sur le plan des compétences mais de confession différente. Pour cerner les discriminations liées à la religion, étaient utilisés des noms à connotation chrétienne, juive ou musulmane, et les CV mentionnaient une formation dans un collège confessionnel ou des expériences associatives religieuses. L’étude, réalisée pour "Complément d’enquête", a révélé que les candidats catholiques avaient environ deux fois plus de chances d’obtenir un entretien que les candidats musulmans.
Une autre étude de 2010, également coréalisée par Marie-Anne Valfort, montre des discriminations d’une même ampleur pour des femmes candidates perçues comme musulmanes. Trois types de CV ont été envoyés pour ce testing, portant alternativement les noms d’Aurélie Ménard, Marie Diouf et Khadija Diouf. Résultat : pour 100 réponses positives obtenues par Marie Diouf, Khadija Diouf n’en obtenait que 38. Soit presque 2,5 fois moins.
Mais comment décrocher un entretien d’embauche ?
Ainsi, pour les musulmans, et en particulier les femmes, le premier obstacle dans l’accès à l’emploi, c’est d’obtenir un entretien d’embauche. “Les femmes voilées ne peuvent même pas entrer sur le marché du travail”, réagit Fatima Achouri, consultante et spécialiste du fait religieux en entreprise. Depuis deux ans, l’auteur du livre Le Voile au travail (Fauves Editions, 2015) est aussi “job coach” auprès de femmes voilées qu'elle essaie de rapprocher du marché de l’emploi alors que de plus en plus s’en éloignent.
“De nombreux managers sont convaincus que la laïcité s’applique dans le secteur privé, explique-t-elle. Ils ne savent pas que ces femmes peuvent porter le voile [au travail].” Une récente étude du cabinet InAgora, spécialisé sur le fait religieux dans un contexte professionnel, montre que moins d’un employeur sur deux (42%) est ouvert au port du voile en entreprise. Selon les rédacteurs de l’étude, cités par Madame Figaro, “le port du hijab pose généralement problème aux employeurs”. Ces derniers “n’envisagent d’embaucher une femme portant le hijab qu’en cas de difficulté à pourvoir le poste”.
Comment expliquer ces réactions ? Pour Fatima Achouri, le contexte post-11 septembre 2001 a joué son rôle. Le voile pose problème car il est un signe visible de la religion musulmane : “Et les chefs d’entreprise ont peur. Ils craignent des affirmations religieuses, que ces femmes refusent de travailler avec des hommes, par exemple. Le monde du travail reproduit ce concept de femme soumise.” La spécialiste l’affirme pourtant, toutes les femmes qu’elle accompagne ont choisi de porter le voile. Et “elles ne comprennent pas pourquoi elles peuvent porter le voile à l’université, mais pas au travail”.
De l’exclusion à l’entrepreneuriat
Rebutées par ces obstacles, certaines femmes renoncent totalement à rechercher un emploi. Elles seraient de plus en plus nombreuses, selon Fatima Achouri. Au sein du Collectif contre l'islamophobie en France, la juriste Lila Charef tient un discours similaire : “Cela les dissuade parfois de prospecter. Certaines femmes nous disent que leurs filles ne veulent pas faire d’études, car elles pensent déjà qu’elles ne trouveront pas de travail.”
Beaucoup d’entre elles ont encore la possibilité de travailler pour des entreprises musulmanes, qui embauchent principalement leurs coreligionnaires, en réaction à ce qu’elles considèrent comme une véritable exclusion du marché du travail. Wahiba Khallouki a ainsi travaillé trois ans en alternance pour le restaurant halal L’Alambra, dont le PDG est musulman. Impossible pour elle de trouver un contrat autrement.
Après son apprentissage et l’obtention de son diplôme, Wahiba Khallouki savait que peu d’options se présentaient à elle : “Soit je retirais mon voile, mais je ne voulais pas mentir sur qui j’étais. Soit je trouvais une entreprise qui m’accepte avec mon voile, soit je me mettais à mon compte.” Moins de six mois plus tard, elle devient auto-entrepreneur et lance WK Agency, une agence de communication digitale. Aujourd’hui, la société compte une dizaine de clients et prévoit de recruter.
"C'est à nous de faire changer les mentalités"
La jeune femme n’est pas la seule à franchir le pas de l’entrepreneuriat. Bon nombre de femmes musulmanes, diplômées mais discriminées à l’embauche, décident de devenir leur propre patronne. “C’est quelque chose qui n’existait pas il y a cinq ans, analyse Fatima Achouri. De plus en plus de femmes voilées s’en sortent en devenant auto-entrepreneurs ou chefs d’entreprise. Elles se prennent en main.”
En lançant une page Facebook à destination des femmes entrepreneures musulmanes, Louiza Bougherara s’est vite rendu compte de l’ampleur du phénomène. Diplômée d’une école de commerce, elle a cofondé Akhawate Business, une association visant à soutenir l’entrepreneuriat musulman féminin en France. Elle accompagne aujourd’hui un réseau comptant plus de 100 femmes chefs d’entreprise. “Pour l’avoir vécu moi-même, je peux vous dire que ces femmes créent leur emploi car elles ont aussi connu des difficultés sur le marché du travail”, explique-t-elle.
Pendant ses études, elle aurait pu réaliser un stage au sein d’une entreprise française à Singapour. Elle avait obtenu un accord après un entretien par téléphone. Elle a préféré prévenir qu’elle portait un voile. Trois jours plus tard, l’entreprise s’excusait et refusait sa candidature.
En 2012, diplôme de l’école de commerce ICN en poche, Louiza Bougherara s’était lancée dans la recherche d’un emploi : “J’ai systématiquement mis ma photo sur mon CV. Je n’ai jamais eu de retour.” Ses recherches dureront un an. Entre-temps, elle lance un premier projet d’entreprise dans le commerce en ligne.
L’entrepreneuriat serait-il la principale solution pour les femmes musulmanes voilées en France ? “Non”, soutient la jeune femme. L’entrepreneuriat n’est pas pour tout le monde. Les solutions se trouvent aussi sur le marché du travail. “Nous devons amorcer une pédagogie de fond. C’est à nous de faire changer les mentalités. On ne va pas attendre qu’on nous accepte.”
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