"Comment ont-ils pu lâcher l'affaire ?" Derrière le premier féminicide de l'année, la vie volée d'Eléonore et des questions sur la justice
Eléonore Places a été tuée à coups de couteau à 5 heures du matin, le 1er janvier. Mis en examen pour "meurtre aggravé par concubin et violences aggravées", son compagnon a reconnu les faits. Franceinfo retrace la vie de cette jeune femme, qui avait déjà porté plainte contre celui qui l'a assassinée.
"Eléonore était un phénomène. Joyeuse, fêtarde et rigolote. Quelqu'un de franc, avec un sacré caractère." Au téléphone, la voix de Charlotte tremble. Elle se remémore avec émotion leur rencontre, en 2018, "au coin fumeur" d'une discothèque du Mans (Sarthe). Puis Eléonore est devenue plus qu'une camarade de soirée : "On se voyait régulièrement. On partageait des tacos, des McDo, des chocolats chauds..." C'était aussi une amie sur laquelle elle pouvait compter. "Elle m'avait aidée à déménager", raconte la jeune femme de 24 ans, qui travaille dans le prêt-à-porter. "Un ami m'a appelée le soir du 1er janvier pour me dire qu'elle avait été tuée. J'étais en plein repas de famille, je me suis dit : 'Ce n'est pas possible.'" Les obsèques d'Eléonore Places auront lieu mardi 18 janvier.
Le corps de la jeune femme a été retrouvé au crépuscule, dans un petit immeuble à Chacé, près de Saumur (Maine-et-Loire). Eléonore Places fêtait le réveillon de la Saint-Sylvestre avec son compagnon et le frère de celui-ci. La nuit s'est terminée dans un déchaînement de violence, selon les éléments communiqués par la procureure de la République de Saumur. Le concubin d'Eléonore, très alcoolisé, a d'abord frappé son frère au visage. Puis il a sorti sa compagne de l'appartement et lui a asséné une dizaine de coups de couteau, au niveau du thorax, sur le palier. Interpellé le 1er janvier en fin de matinée, dans un jardin, à une centaine de mètres des lieux du crime, il a reconnu les faits. Il a été mis en examen le 3 janvier pour "meurtre aggravé par concubin et violences aggravées", puis écroué.
"Un fort tempérament, malgré sa douceur"
En quelques heures, Eléonore Places est ainsi devenue, selon le décompte de plusieurs collectifs féministes, la première victime d'un féminicide conjugal (par conjoint ou ex-conjoint) en 2022, alors que deux autres femmes ont été tuées ce jour-là. Derrière cette statistique glaçante, il y a l'histoire d'une vie volée. Agée de 27 ans, Eléonore Places a grandi à Saint-Cosme-en-Vairais, un village de la Sarthe. Elle y a effectué sa scolarité, en primaire, puis au collège, rapporte France Bleu Mayenne. En 2012, elle s'inscrit dans une école d'esthétique au Mans pour préparer un CAP. Kelly la rencontre à ce moment-là. "Jusqu'en 2019, on était fusionnelles. Ensuite, on a perdu le contact, mais on avait toujours une pensée pour nos anniversaires", se souvient-elle.
"Je garde l'image d'un petit bout de femme boute-en-train."
Kelly, amie d'Eléonoreà franceinfo
"On partageait une passion pour la mode, mais Eléonore voulait s'orienter vers le milieu de la sécurité, ajoute cette hôtesse de caisse de 26 ans. Elle avait un fort tempérament, malgré sa douceur." Eléonore Places travaille alors dans un "bar à ambiance", au Mans, pendant quelque temps. Puis, convaincue par plusieurs amis militaires, elle s'engage dans l'armée.
A l'issue de sa formation, en 2019, elle est affectée au 2e régiment de dragons, basé à Fontevraud (Maine-et-Loire). D'après Vincent, un ancien collègue, Eléonore n'y était pas heureuse. "Elle avait du mal à s'intégrer au groupe, elle n'était pas trop dans le bain. Elle s'était fait une fausse idée de l'armée", estime-t-il auprès de franceinfo. Selon lui, l'impulsivité et la maladresse de la jeune femme sont mal perçues. "Moi, ça me faisait rire. Je l'aimais bien. On discutait pendant les gardes, c'était une vraie pipelette." Vincent la voit pour la dernière fois en septembre 2021, avant qu'il quitte le régiment. "Elle m'avait parlé de son compagnon, mais je ne savais pas qui c'était."
"Le degré ++ de la violence"
L'homme qui partage la vie d'Eléonore Places est aussi militaire. Vaiava Chryssler Hiro, un Tahitien de 22 ans, est engagé au sein du 2e régiment d'infanterie de marine, basé au Mans. "Il est revenu très marqué, très changé, d'une mission au Mali", assure à France Bleu Mayenne son avocat. Olivier Rolland précise à franceinfo qu'il était rentré début 2021. Le couple se forme peu après. Eléonore le présente le 6 juin à son amie Charlotte.
Quatre mois plus tard, Eléonore lui envoie une photo de son visage tuméfié, avec plusieurs points de suture sur le nez. Elle affirme que son compagnon a porté les coups. La militaire porte plainte et l'homme est déféré devant le parquet du Mans en octobre 2021. Il est placé sous contrôle judiciaire avec interdiction d'entrer en contact avec elle. "Il l'a frappée sur le bas côté d'une rocade, devant des témoins. Des inconnus, en panne, ont appelé la police. On est dans le degré ++ de la violence conjugale", souligne à franceinfo l'avocate Isabelle Steyer, qui a eu accès aux procès-verbaux. Elle représente les parents d'Eléonore Places, qui se sont constitués partie civile et ne souhaitent pas témoigner. Pour ces faits, Vaiava Chryssler Hiro sera jugé devant le tribunal correctionnel du Mans en octobre, soit un an après.
"Il l'a tenue par le cou"
Ce n'est pas le premier épisode de violence dans le couple, qui n'avait pas de domicile commun. "Il y a un précédent dans la Sarthe, en juillet, devant la mère d'Eléonore", précise à franceinfo Eric Bouillard, procureur de la République d'Angers. La mère de la jeune femme contacte alors les forces de l'ordre, mais sa fille "ne veut pas donner d'éléments". Quelques jours plus tard, nouvelle agression dans le Morbihan. Cette fois, Eléonore Places porte plainte.
"Ses blessures ont nécessité cinq jours d'interruption temporaire de travail. Elle avait des bleus sur tout le corps."
Isabelle Steyer, avocateà franceinfo
"Il y a eu un échange de coups, puis il l'a frappée violemment et l'a tenue par le cou", ajoute Eric Bouillard. A l'époque, le jeune homme est placé en garde à vue, puis convoqué jeudi 27 janvier devant le tribunal judiciaire de Lorient. Dans Ouest-France (article abonnés), le procureur évoque également une tentative d'enlèvement et de séquestration dans un hôtel de Saumur, le 4 août 2021, sans que les faits ne soient clairement établis.
Lorsque Charlotte apprend qu'Eléonore a été frappée, en octobre 2021, elle lui recommande "de partir, de se protéger". "On était là pour elle, on voulait l'aider à l'oublier. Elle le détestait, le qualifiait de tous les noms d'oiseaux du monde. En même temps, c'était une grande sentimentale, une amoureuse de l'amour. Pour la première fois de sa vie, elle se projetait. Son plus gros bonheur aurait été de trouver l'homme de sa vie, de construire une maison, de vivre avec son chien", raconte son amie.
Entre questionnement et déni
Malgré les coups, Eléonore renoue avec son compagnon quelques semaines plus tard. Il se rend dans une fête à Saumur, même s'il a l'interdiction d'entrer en contact avec elle. "Ils reprennent leur relation", explique le procureur d'Angers. Fin décembre, Vaiava Chryssler Hiro, en état d'ébriété, a un accident avec la voiture d'Eléonore. Cette dernière est donc interrogée par les forces de l'ordre "quelques heures avant le réveillon du Nouvel An. Elle confirme le choix d'une vie commune chez le frère de son compagnon, dont la violation du contrôle judiciaire est constatée à cette occasion", spécifie Eric Bouillard. L'interdiction d'entrer en contact "fait rire les agresseurs. Ça n'a pas de sens, surtout si on a des amis ou des proches en commun", regrette l'avocate des parents d'Eléonore Places.
Outre cette mesure, un "téléphone grave danger", permettant à la victime de joindre un service de télé-assistance, à l'aide d'une touche dédiée, avait été proposé à Eléonore Places en octobre, rappelle le procureur d'Angers. "Tout en disant qu'elle craignait ces scènes de violence, elle ne voulait pas du dispositif, qui ne peut être attribué qu'avec l'accord de la victime", ajoute Eric Bouillard. "Les victimes naviguent entre questionnement et déni, entre 'c'est pas possible, il ne peut pas faire ça', et 'j'ai peur qu'il me tue'", expose Isabelle Steyer.
"Elle ne faisait pas le poids face à cet homme"
Haute magistrate à l'origine du bracelet anti-rapprochement, un autre dispositif destiné à protéger les victimes de violences conjugales, Gwenola Joly-Coz reconnaît la difficulté de convaincre une femme "qui ne comprend pas qu'elle est en danger". "Néanmoins, il ne faut pas s'en étonner : c'est un cycle d'emprise, un mécanisme connu et répertorié, souligne-t-elle auprès de franceinfo. C'est nécessaire pour une action cohérente, car le problème est systémique."
"Il faut encore travailler sur le suivi des victimes, rappeler sans cesse le risque qu'il y a à se rapprocher de son agresseur."
Gwenola Joly-Coz, haute magistrateà franceinfo
"La méthode, c'est de multiplier les démarches pour convaincre les victimes. Là, il y a eu passage à l'acte dans l'intervalle", renchérit le procureur d'Angers, qui estime que "la justice ne peut pas empêcher les crimes de se produire."
"Eléonore a porté plainte, c'était courageux de sa part. C'est aberrant que l'Etat ne coupe pas le circuit", juge pour sa part Isabelle Steyer. "Ce n'est pas à la victime de s'auto-évaluer, c'est au professionnel de le faire. Comme lorsqu'on va chez le médecin, on ne connaît pas la maladie", insiste l'avocate. Les proches d'Eléonore, comme Charlotte, s'interrogent encore sur l'issue fatale du Nouvel An. "Quand j'ai lu qu'elle avait dit : 'Je me sens capable de me défendre seule', je pense que c'est vrai. C'est son caractère, sa façon de parler", reconnaît-elle. "Mais ça ne voulait pas dire qu'elle allait le faire ! Comment ont-ils pu lâcher l'affaire ? Elle ne faisait pas le poids face à cet homme."
Les femmes victimes de violences peuvent contacter le 3919, un numéro de téléphone gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute, d'information et d'orientation est accessible 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Ce numéro garantit l'anonymat des personnes, mais n'est pas un numéro d'urgence comme le 17 qui permet pour sa part, en cas de danger immédiat, de téléphoner à la police ou la gendarmerie.
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