"Il est mort si loin" : ils viennent d'Australie pour retrouver les traces de parents tombés dans la Somme pendant la Première Guerre mondiale
Dans ce département de Picardie, 11 000 soldats australiens sont morts entre 1914 et 1918 à plus de 22 000 km de chez eux.
Les yeux bleus d'Andrea Parrish se voilent. Du haut de la tour en pierre grise qui surplombe les croix blanches du cimetière militaire de Villers-Bretonneux, dans la Somme, l'Australienne scrute les plaines alentours. Le regard de la quinquagénaire se perd au milieu des champs de betteraves, en ce début d'automne, là même où son grand-oncle, Henry George Calder, a perdu la vie pendant la Première Guerre mondiale.
Quelque 416 000 "Aussies" se sont volontairement engagés entre 1914 et 1918 : 313 000 ont été déployés sur le front occidental en France et en Belgique. Dans la Somme, 11 000 soldats australiens sont morts à plus de 22 000 km de chez eux. Comme des milliers de ses compatriotes avant elle, Andrea Parrish a entrepris ce long voyage sur les pas d'un aïeul.
Un enfer lointain
Andrea, son mari Peter et un couple d'amis ont fait appel à Sylvestre Bresson, guide pour Terres de mémoire. Depuis treize ans, ce passionné d'histoire effectue des recherches notamment pour les familles australiennes et les accompagne sur place. Leur périple les conduit d'abord à Pozières, à une trentaine de kilomètres de Villers-Bretonneux.
C'est précisément ici qu'Henry George Calder a rendu son dernier souffle. Plus de 60 000 Australiens ont été tués ou blessés dans cette bataille. Aujourd'hui, un mémorial se dresse en bordure d'une route nationale entre des pavillons et des grandes cultures. L'ambiance y est étrange : dans cette vaste étendue calme et sereine, l'enfer qui s'est déchaîné sur les soldats il y a cent ans semble aujourd'hui bien loin.
Guidé par Sylvestre Bresson, le petit groupe déambule devant les différentes pancartes relayant les témoignages de soldat : "Tout ce que je vois dans mon esprit est une tourbière tremblante, des arbres cassés et nus et les flots sombres de la Somme", dit l'un d'eux. "Ces hommes avaient un grand sens de l'honneur", commente Peter, ému par ces témoignages. Ses quatre enfants ont aujourd'hui à peu près l'âge qu'avaient ces jeunes soldats à l'époque, le même âge aussi qu'Henry George Calder.
"C'est très important pour moi de venir"
C'est donc à 27 ans que le soldat australien a posé le pied au port de Marseille, en juillet 1916. Coiffé du "slouch hat", un chapeau à large bord sur lequel est épinglé le "rising sun", le soleil emblème de l'armée australienne, vêtu d'une vareuse et d'un pantalon kaki, Henry George Calder appartient au 27e bataillon d'infanterie. Un an avant, le jeune homme, fan de football et chaudronnier à Adélaïde dans le sud de l'Australie, a répondu à l'appel de l'armée du Commonwealth pour affronter les Allemands dans les tranchées du nord de la France.
Rapidement, le contingent australien est envoyé en renfort sur le front de la Somme, où les bombardements allemands ont décimé une partie des effectifs. L'objectif : prendre le contrôle de la crête de Pozières à une trentaine de kilomètres d'Amiens. Henry George Calder troque son "slouch hat" contre le casque britannique rond de mise pour les combats. Au début du mois d'août, la chaleur est caniculaire : les chemises et caleçons collent au corps, les lèvres sont sèches, les gouttes de sueur ruissellent sur les visages. Au milieu de la poussière et des odeurs pestilentielles, les corps-à-corps avec l'ennemi sont acharnés.
Le 5 août 1916, à peine quelques semaines après son arrivée en France, Henry George Calder tombe sur le champ de bataille à proximité du village de Courcelette. Sa dépouille n'a pas pu être identifiée. Il est peut-être enterré sous la stèle d'un soldat inconnu dans le cimetière du village. Mais en mémoire de son sacrifice, son nom est aujourd'hui inscrit sur les murs du mémorial australien de Villers-Bretonneux, aux côtés de ses compatriotes.
Cent deux ans après sa mort, Andrea et son mari Peter ont choisi de se recueillir sur les sites australiens de la Grande Guerre. Andrea l'assure : c'était même la priorité de son voyage en France. "C'est très important pour moi de venir ici. On en a toujours beaucoup parlé dans ma famille, confie-t-elle. Il est mort si loin. Au moment de la guerre, personne ne savait ce qu'il s'était vraiment passé, juste qu'il avait disparu."
Un mémorial à la pointe de la technologie
Ce voyage permet à Andrea de combler les trous du passé. "Après la Première Guerre mondiale, et contrairement à d'autres pays, le Royaume-Uni a décidé de ne pas rapatrier les corps des soldats du Commonwealth. Pour eux, c'est très fort de venir ici, ils sont à la recherche de leurs racines, de leur histoire", explique Sylvestre Bresson.
La Première Guerre mondiale est d'autant plus importante dans l'histoire australienne que le pays est jeune – son acte de fondation nationale remonte seulement à 1901. "L'Australie de 1914 attendait beaucoup de ce conflit. (...) Les Australiens, pour la première fois, se battraient ensemble, pour une cause commune", écrit Romain Fathi, doctorant à l'université de Queensland sur le site du centenaire. Et aujourd'hui, il note que la commémoration du centenaire est "d'une importance capitale pour l'Australie du XXIe siècle".
Le centre John Monash, du nom d'un célèbre général australien, inauguré en avril dernier à Villers-Bretonneux, porte haut ce mythe du valeureux soldat australien parti en Europe pour défendre la liberté. L'Australie a consacré un budget de 100 000 dollars à cet espace high-tech. Le cœur de la visite : un film de quelques minutes mettant en scène la bataille de Villers-Bretonneux digne d'une production hollywoodienne : écrans à 360 degrés, fumées, images reconstituées.
Here's a little more info about our @drivenxdesign Award wins, including the prestigious Design Champion Award, which recognised the vision of @sirjohnmonash and @DVAAus - https://t.co/EpoqOhhYkI pic.twitter.com/Sy6OcbCLx2
— Transpire (@transpire) 5 juillet 2018
Au final : peu d'informations historiques mais une bonne dose de patriotisme en couleurs. La visite s'articule aussi autour de nombreux écrans tactiles où sont notamment lus et mis en images des témoignages de soldats.
Je suis très surprise, je ne pensais pas que ce centre serait si grand, avec autant d'informations.
Andrea Parrishà franceinfo
"Ces vidéos sont très émouvantes", s'enthousiasme Peter. En prime, le couple a pu écrire le nom de leur ancêtre sur un écran tactile. Le nom de Henry George Calder s'est ainsi affiché sur un autre grand écran au milieu d'un champ de coquelicots, symbole dans les pays du Commonwealth de ceux qui sont morts au combat. "Ici, chaque soldat est honoré de manière individuelle, il n'y a pas d'équivalent pour les Français", note Sylvestre Bresson.
In our first month, we've received thousands of visitors, many from Australia, and also from throughout Europe.
— Sir John Monash Centre (@sirjohnmonash) 9 juin 2018
If you’re planning a visit to the Sir John Monash Centre, here are a few steps you can take to get the most out of the experience...https://t.co/oZKuPZbeAW pic.twitter.com/fhSX24lDNK
Un coin de Picardie célèbre en Australie
En quittant le mémorial, Andrea, Peter et leurs amis font une halte dans le village de Villers-Bretonneux, où flotte un air d'Australie. Ils arpentent la rue de Melbourne. Deux gravures en pierre représentant des kangourous ornent le fronton de la mairie en briques rouges. A deux rues de là, le club de gym "le Koala" côtoie les restaurants "le Melbourne" et "le Victoria". Dans ce dernier, on sert même de la viande de kangourous. "Honnêtement, ce n'est pas très répandu en France", signale le guide. "En Australie, non plus", plaisante le groupe.
Plus loin, une immense affiche, sur laquelle est écrit "N'oublions pas les Australiens", domine la cour de l'école Victoria, entièrement reconstruite grâce à des fonds australiens. "Villers-Bretonneux est très connu en France pour la Première Guerre mondiale, non ?" interroge le couple. Si pour les Australiens, ces communes sont célèbres, la situation est très différente dans l'Hexagone tant les lieux historiques associés à la Première Guerre mondiale sont nombreux.
Mais les habitants de la Somme ont bien compris les liens qui les rattachent à l'Australie. Un habitant a d'ailleurs rassemblé un tas d'obus dans son jardin encadré de drapeaux australiens. C'est l'occasion d'une pause selfie pour les deux hommes du groupe.
Une parenthèse mémorielle
Pour Andrea Parrish, le parcours mémoriel ne s'arrête pas aux plaines de la Somme. Dès le lendemain, le petit groupe doit se rendre dans le nord de la France à Fromelles, près de la frontière belge, sur les pas d'un autre de ses ancêtres. Lors de cette bataille particulièrement meurtrière de juillet 1916, les Australiens ont perdu 5 533 hommes en seulement 24 heures.
Harold Charles Pitt, un autre grand oncle d'Andrea alors âgé de 20 ans, y était. Enterré dans une fosse commune, récemment mise à jour par un professeur australien à la retraite, son corps a pu être identifié grâce à des tests ADN. Sa dépouille repose maintenant dans un cimetière militaire. "Pour ma grand-mère, qui était sa sœur, je vais enfin pouvoir me rendre sur sa tombe", souffle Andrea.
Une fois cette page tournée, le petit groupe va poursuivre sa visite des régions françaises. Car ce tourisme mémoriel, aussi symbolique soit-il, reste une parenthèse de quelques jours au cœur d'un long voyage de cinq semaines en Europe. Dernière étape prévue de leur excursion : la Marne. Là, il ne sera plus question d'arpenter les champs de bataille, mais plutôt les pieds de vigne.
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