De l'art à l'humour, la libération de la parole des minorités remet-elle en question le "politiquement incorrect" ?
Est-il possible de transgresser, dans la culture comme dans le rire, à l'heure où l'ampleur des violences à l'égard des minorités est au cœur du débat ? Franceinfo a interrogé à ce sujet la philosophe Sandra Laugier, coauteure d'"Antidémocratie".
Racisme, sexisme et violences sexuelles, homophobie : ces derniers mois, des mouvements comme #MeToo et #BalanceTonPorc ont montré comment la parole sur les violences contre les minorités se libère et s'intensifie dans le débat public. En gagnant en visibilité, comme en écho, leurs messages changent aussi notre manière de percevoir et de tolérer des éléments du quotidien – des œuvres d'art aux traits d'humour.
L'opéra Carmen revisité pour ne plus représenter les violences faites aux femmes, La Belle au bois dormant critiquée pour montrer un baiser sans consentement… Et si une meilleure écoute des minorités passait aussi par une révision de notre art et notre liberté d'expression ? Se dirige-t-on vers une société de la "bien-pensance" ? Eléments de réponse avec Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialisée en philosophie morale et du langage, en études de genre et en culture populaire.
Franceinfo : Vivons-nous un moment particulier de libération de la parole des minorités ?
Sandra Laugier : Il est particulier, dans la mesure où la parole se libère beaucoup sur internet et qu'il s'agit d'une parole sans intermédiaire. C'est peut-être la plus grande innovation des mouvements comme #MeToo et #BalanceTonPorc. Auparavant, les femmes avaient des recours, mais elles devaient passer par des associations, par des féministes qui s'exprimaient en leur nom.
Ces nouveaux mouvements en ligne sont assez démocratiques. Ils permettent à chacune et à chacun de prendre la parole. Je crois qu'il y a vraiment une volonté de s'exprimer à l'égal des autres et davantage de moyens de représentation des voix des minorités. Il y a eu une expression qui ne pouvait pas se faire autrement et un phénomène nouveau : celui d'une vraie solidarité de genre.
Cette libération de la parole transforme notre regard sur des éléments de notre culture, comme les œuvres d'art. Que pensez-vous de ce recul critique sur le passé ?
C'est quelque chose que nous avons toujours pu faire et qu'il faut faire de plus en plus. La critique sociale, féministe ou antiraciste a depuis toujours permis d'avoir un œil critique sur des œuvres du passé. Cela nous permet de voir qu'elles peuvent être le produit d'un système de pensée, quelque chose de très représentatif d'une culture. Le domaine de la philosophie politique, par exemple, excluait les femmes. Il est intéressant d'étudier ces champs pour cela. Ces œuvres font partie d'un patrimoine, d'un héritage qui doit exister. Mais il faut être capable de les regarder avec un œil nouveau.
La série Friends, par exemple, a-t-elle eu un humour sexiste, homophobe ou grossophobe, comme certains jeunes l'affirment ?
C'est très ambivalent et ces réactions sont intéressantes. Bien sûr qu'il y a eu un humour gras. On peut également lui reprocher un manque de diversité raciale. Mais dans cette série, où il peut y avoir une dimension sexiste, il y a aussi eu une affirmation des femmes. Friends a permis l'émergence de personnages féminins très visibles : Monica et Rachel sont les personnages principaux de la série. Elle a aussi constitué un énorme progrès dans la représentation des jeunes et de leur recherche d'indépendance. Il ne faut faire aucun procès, mais regarder cette série en étant conscient de notre volonté de voir plus de diversité. Rien n'empêche de l'apprécier encore.
Selon moi, il faut vraiment viser le changement des mentalités, l'éducation collective. De nombreuses œuvres actuelles, notamment les séries télévisées, changent le regard sur les minorités. De fait, certains jeunes ont désormais du mal à regarder des séries des années 1990. Pouvoir comparer ce qu'ils voient maintenant avec des séries plus anciennes est vraiment intéressant pour eux. Il ne faut pas se priver de ces possibilités.
Il ne s'agit donc pas de censurer les œuvres sexistes, racistes ou homophobes de notre panthéon culturel…
Je suis contre. Ce serait comme supprimer les cigarettes des photos de Jean-Paul Sartre ! Les œuvres d'art, elles sont là, elles existent. La censure empêcherait de les voir, de comprendre ce qu'elles signifient.
L'intérêt de la critique, c'est justement de voir ces œuvres comme quelque chose de trouble. En philosophie, nous éditons toujours les écrits de Martin Heidegger, même s'il a eu un passé nazi. L'idée ne viendrait à personne de le retirer des bibliothèques.
Sandra Laugierà franceinfo
Je peux comprendre les producteurs qui décident d'effacer Kevin Spacey d'un film en cours de réalisation, après les accusations d'agressions sexuelles le visant. Il s'agit de gérer un problème pratique. Mais réaliser de nouveau American Beauty avec un autre acteur serait délirant. Ce serait une réaction infantile, absurde.
Les artistes risquent-ils de s'autocensurer, puisque certaines idées ou représentations sont de moins en moins tolérées ?
Il ne faut pas surestimer la liberté créatrice telle qu'elle existe maintenant. La production artistique est toujours soumise à des contraintes et ajouter des contraintes nouvelles, liées à la représentation des femmes ou des minorités, n'empêchera pas la créativité. Hollywood s'est développé avec des codes de pudeur et d'autres contraintes, parfois liées aux habitudes du public. Il y en a déjà une contre laquelle il faut lutter : la domination de figures masculines et blanches au cinéma.
Prenons l'exemple de Carmen : revisiter la fin, avec l'héroïne tuant son amant et non le contraire, c'est de l'invention. C'est de la création. Ce n'est plus Carmen, mais ce n'est pas censurer l'œuvre.
Que répondre à ceux qui y voient une forme de "politiquement correct" et qui craignent de "ne plus pouvoir rien dire" ?
La critique du "politiquement correct" est très traditionnelle, et typique des résistances à l'affirmation de groupes minoritaires. C'est caractéristique de ceux qui veulent continuer de se moquer de certains groupes. Nous sommes dans un moment intermédiaire. Il y a enfin une capacité de prise de parole des minorités, qui ont enfin la possibilité d'avoir une voix. C'est à partir de cela que s'organisent des émancipations. Et cela suscite, du coup, des contre-réactions. Celles-ci peuvent prendre le masque de la défense des libertés, mais elles défendent les libertés de quelques-uns.
Je n'ai pas du tout l'impression qu'il y ait une menace sur les libertés qui soit liée à cette nouvelle manière de faire attention à ce que l'on dit et de laisser la parole aux autres.
Sandra Laugierà franceinfo
Après, il existe toujours un humour gras qui est malgré tout apprécié. Il y a beaucoup de films avec des blagues sexuelles. Cela pourrait être une bonne chose que des femmes s'emparent de ce genre de films aux blagues un peu vulgaires. Mais il y a aussi un humour dégradant sur les femmes, sur les minorités raciales et sexuelles. Si cet humour a pour volonté de dégrader des groupes, alors il doit être signalé et condamné. Si la liberté d'expression blesse et dégrade, il faut y mettre une limite.
Comment repenser, alors, notre liberté d'expression et notre liberté de "rire de tout" ?
Il faut pouvoir se moquer, ça fait partie de l'humour. Mais on peut vraiment le faire quand on est sur un pied d'égalité. Quand des Noirs se moquent de traits noirs, c'est fait pour. Quand des personnes juives racontent des histoires juives, c'est très drôle, mais je ne me permettrais jamais de raconter ces histoires. Je ne peux pas me moquer d'une personne qui pourrait le ressentir comme une forme de mépris, de hiérarchisation. Le principe de la liberté d'expression est de ne pas nuire et de ne pas restreindre la liberté d'autrui.
La liberté d'expression est extrêmement importante et ne doit pas être limitée par la sensibilité. Nous avons la liberté d'offenser. Cela arrive que nous vexions des personnes, que nous attaquions leur sensibilité. Mais les blagues sur les minorités, c'est beaucoup plus que les vexer ou les offenser : c'est nier leur existence, c'est les hiérarchiser.
Sandra Laugierà franceinfo
Prenons la récente polémique autour du blackface d'Antoine Griezmann pour se déguiser en joueur des Harlem Globetrotters. Le footballeur a défendu un "hommage", démentant toute intention raciste. Que lui répondez-vous ?
Certes, ceux qui disent ça ne sont pas forcément mal intentionnés et racistes. Mais il y a évidemment une dimension raciste dans cette pratique. Je ne vois pas de Noirs se déguiser en Blancs. Le blackface, c'est une manière de s'approprier des traits de la culture noire, comme si cette culture était seulement déterminée par quelques éléments. Ce n'est pas du tout "juste pour rigoler". C'est une tradition liée à l'époque de la ségrégation, à une véritable volonté de ridiculiser, de déposséder encore plus les Noirs.
Y a-t-il encore une place pour la satire et la provocation, telles que pratiquées par Charlie Hebdo par exemple ?
Charlie Hebdo a brisé de nombreux tabous, sans frontières. Beaucoup de leurs unes, notamment celle sur l'affaire Weinstein, font toujours rire. Elles provoquent. Le problème, c'est que certaines unes, notamment sur l'islam, peuvent être récupérées dans des discours ouvertement racistes ou sexistes, d'autant que le journal est désormais vu comme un symbole républicain. Selon moi, Charlie a aujourd'hui une autorité morale. Il ne peut plus être uniquement vu comme de l'humour, de la dérision.
Sa récente une sur Tariq Ramadan, après les accusations de viols à son encontre, ne m'a pas choquée. Elle s'attaque non pas à l'islam, mais à une personne qui jouit d'une très grande autorité, qui a profité d'un statut privilégié pour représenter les musulmans d'une manière illégitime. Il y avait une forme de critique sociale d'une figure visible, de pouvoir. Et je suis d’accord pour qu’on fasse tomber cette figure de son piédestal.
Devons-nous tous remettre en question notre propre humour, redoubler d'attention sur nos paroles et nos actes ?
Je pense que chacun doit en effet faire son propre examen de conscience. Dans le cercle familial ou avec des amis, tout le monde fait des blagues. C'est là que la transformation commence : chacun doit essayer de progresser et de reconnaître que l'on n'est pas parfait. Il faut également se permettre de le faire remarquer aux autres. Il ne s'agit pas de contraindre leur liberté de parole, mais de pouvoir faire remarquer.
Il faut être dans une perspective d'évolution et de progrès : tout ce qui se passe en ce moment est un progrès conversationnel, moral, qui arrive après un progrès social. Il s'agit de l'égalité réelle. C'est le plus difficile à changer.
Sandra Laugierà franceinfo
Cet examen de conscience est-il une solution efficace pour s'approcher de l'égalité ?
Je pense que c'est forcément efficace, même si c'est indirect. Le seul moyen de faire progresser l'égalité, c'est par des mesures coercitives. L'égalité ne s'obtient que quand il y a une volonté politique d'imposer des règles. Le problème, c'est le moment où on peut l'imposer : il faut que les mentalités aient suffisamment changé pour pouvoir prendre des mesures politiques. Il faut donc des changements dans la culture, dans les conversations pour parvenir à ces mesures.
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