: Enquête Violences sexuelles à l'université : pourquoi les procédures disciplinaires sont souvent un chemin de croix pour les victimes
Pour les victimes de violences sexistes et sexuelles qui osent se lancer dans une procédure disciplinaire contre leurs agresseurs, le parcours est souvent long et traumatisant.
Le jour où elles ont décidé d'aller voir le doyen de la faculté de droit et de sciences politiques de Montpellier pour faire un signalement de violences sexuelles concernant un étudiant de leur promotion, Marie* et Elise* sont arrivées avec un avantage non négligeable : elles étaient deux. Convaincues d'avoir été victimes du même agresseur, ces amies âgées de 20 ans ont décidé de faire front en faisant remonter les faits, il y a un an.
Marie accuse ainsi le jeune homme de "lui avoir tapé la tête contre le sol d'un parking", lui causant un traumatisme crânien, assorti d'un jour d'ITT, d'après sa plainte, déposée le 22 février 2020 et que franceinfo a pu consulter, pour des faits qui se seraient produits la nuit précédente. De son côté, Elise le soupçonne de l'avoir droguée à son insu, en présence de trois autres garçons qu'il avait invités un soir chez elle. Dans sa plainte, elle raconte avoir fait un malaise après avoir bu "deux ou trois verres" d'alcool en leur présence. Elle ajoute que l'étudiant en question l'a ensuite "saisie par les cheveux" et qu'elle s'est retrouvée sur le canapé "complètement avachie". Elle rapporte "avoir senti des mains partout" sur elle. Quand elle s'est réveillée, les jeunes hommes étaient partis. Son débardeur était "relevé", son soutien-gorge "défait" et "la braguette de son pantalon descendue".
En entendant leurs récits, et conformément à l'article 40 du Code de procédure pénale, le doyen de la faculté, Guylain Clamour, informe par écrit le procureur de la République. En parallèle, il demande au président de l'université de lancer une procédure disciplinaire. Marie et Elise sont confiantes. Elles espèrent que leur agresseur présumé sera éloigné des bancs de la fac. Du lancement de la procédure à son aboutissement, dix mois plus tard, elles répondent à chaque exigence de la commission, qui leur demande de lui transmettre toutes les pièces qui pourraient appuyer leurs témoignages.
La formation de jugement, c'est-à-dire le jour où la commission auditionne les différentes parties prenantes, a lieu le 15 décembre. Chacune son tour, les deux amies sont convoquées pour une confrontation avec l'étudiant qu'elles incriminent, en présence des membres de la commission. Mais l'audition prend la tournure d'un "interrogatoire", assurent-elles. Elles en ressortent abattues, ayant abandonné la possibilité d'une éventuelle exclusion du jeune homme. Elles espèrent toutefois encore qu'il écopera au minimum d'un blâme. Le jugement tombe le 22 décembre : l'étudiant est relaxé par la commission disciplinaire de l'université. Contactée, la présidente de cette commission n'a pas souhaité s'exprimer sur l'affaire.
"Certaines questions posées sont scandaleuses"
Le parcours d'Elise et Marie illustre certaines défaillances des procédures disciplinaires dans l'enseignement supérieur en matière de violences sexistes et sexuelles. Ces commissions sont composées de deux professeurs, de deux maîtres de conférences, de représentants du personnel (et de six élus étudiants quand ce sont des usagers qui sont jugés). Elles peuvent être amenées à se prononcer sur de la tricherie aux examens, des actes de vandalisme, des propos racistes… et sur des signalements de violences sexistes et sexuelles.
Ces sujets, particulièrement délicats, "demandent un accompagnement spécifique", explique Myriam Espinasse, de l'Observatoire étudiant des violences sexuelles et sexistes dans l'enseignement supérieur, une association dont le rôle est de recenser et sensibiliser sur ces violences. Pour elle, le principal problème de ces commissions réside dans le manque de formation de leurs membres, dont peu ont assisté à des modules ou des conférences sur le sujet.
"Enormément de maladresses sont commises, avec des propos parfois très violents."
Myriam Espinasse, membre de l'Observatoire étudiant des violences sexistes et sexuelles dans l'enseignement supérieurà franceinfo
"Certaines questions posées par ces commissions d'enquête disciplinaire sont scandaleuses. On a demandé à plusieurs victimes comment elles étaient habillées, si elles avaient consommé de l'alcool…" confirme Camille, membre du Collectif de lutte antisexiste contre le harcèlement dans l'enseignement supérieur (Clasches), association créée à l'initiative de doctorantes qui souhaitent garder l'anonymat.
Souvent, les étudiant(e)s sont contraintes de répéter les faits au cours d'entretiens préalables au jugement. Un traumatisme de plus pour les victimes, qui, à chaque fois, "revivent les violences qu'elles ont subies", analyse Myriam Espinasse. A Montpellier, Elise et Marie ont ainsi été entendues deux fois par la commission avant le jour du jugement, et ce, malgré leurs dépôts de plaintes et un témoignage écrit détaillé versé par Elise, qui auraient pu être considérés comme des pièces suffisantes pour circonstancier leurs récits. Elles disent avoir eu le sentiment de devoir se justifier, à chaque reprise, face aux membres des commissions.
Le jour du jugement restera dans leur mémoire comme un moment traumatisant. Elise et Marie assurent s'être retrouvées en confrontation directe avec leur agresseur présumé, assis "à une chaise d'écart", se souvient la première. "La séance s'est transformée en une heure de réinterrogatoire à la fin duquel un élu étudiant [membre de la commission] m'a dit : 'Moi, je n'ai toujours pas compris pourquoi il aurait voulu vous faire du mal ? Quelle est la raison à votre avis ?'" affirme la jeune femme. Elle raconte avoir alors fondu en larmes.
"Aujourd'hui, je ne conseillerais à aucune victime de se lancer dans cette procédure, qui a été une violence de plus."
Elise, étudiante à Montpellierà franceinfo
Difficile à affronter pour les victimes, la procédure disciplinaire pèche aussi par son opacité. En pratique, il suffit d'une simple lettre du président de l'université à la commission pour saisir la section disciplinaire. Mais, dans les faits, "les sections ne sont pas suffisamment saisies", constate Delphine Gassiot-Casalas, présidente de Jurisup, le réseau des affaires juridiques de l'enseignement supérieur. Et, quand les faits remontent jusqu'au président, "il peut considérer que le dossier n'est pas suffisamment étayé pour poursuivre".
Des procédures longues et aléatoires
Certains rechignent ainsi à lancer des procédures disciplinaires en l'absence de plainte au pénal, selon les associations interrogées. Pourtant, les deux procédures sont décorrélées : l'une peut être lancée sans l'autre, et vice-versa. Lise Lerichomme, déléguée à l'égalité femmes-hommes et à la lutte contre les discriminations de genre à l'université d'Amiens, insiste sur cette distinction. "La reconstruction des étudiants peut passer par l'accompagnement de notre institution et pas forcément par celui de l'institution judiciaire, qui a son fonctionnement propre", appuie-t-elle. D'autant que le disciplinaire est censé être plus rapide que le pénal. Reste qu'en pratique, le jugement peut mettre des mois à être prononcé. "Facilement un an, tranche Myriam Espinasse. Dans la temporalité d'une victime, c'est terrible : ça veut dire qu'elle croise son agresseur tous les jours."
Des mesures conservatoires peuvent être prises par le président de l'université dans l'attente du jugement. A Montpellier, le président a ainsi imposé à l'agresseur présumé d'Elise et Marie de suivre les cours à distance pendant deux mois. Mais les situations peuvent être plus aléatoires. A l'université de Lorraine, où, selon nos informations, une procédure a été lancée par une étudiante en décembre 2019 contre un de ses enseignants pour des propos sexistes et dégradants à son encontre, aucune mesure conservatoire n'a été mise en place pour éloigner le professeur en question.
Franceinfo a pu consulter plusieurs pièces du dossier dans lesquelles l'étudiante fait état d'une série de commentaires ouvertement sexuels, faisant référence à son corps et à sa tenue vestimentaire. Pendant toute la durée de la procédure, la jeune femme devait continuer à se rendre aux cours de cet enseignant, "alors qu'il était pertinemment au courant qu'elle avait fait un signalement à son encontre", assure une partie prenante du dossier, sous couvert d'anonymat. Et de souligner que l'étudiante aurait fait face à des "allusions répétées, déplacées et humiliantes" et se trouvait dans un "état psychologique grave". A ce jour, ni la jeune femme, ni les multiples témoins – étudiants et enseignants – ayant été entendus dans cette affaire en octobre n'ont été notifiés du jugement de la commission.
"Des relances qui restent sans nouvelles"
Globalement, les victimes sont peu informées des différentes étapes de la procédure et de leurs droits. Dans certaines universités, "c'est un combat régulier, avec des relances qui restent sans nouvelles. On sait qu'il y a une enquête mais on ne sait pas quand elle va aboutir", regrette Camille, du Clasches.
En outre, certains aspects fondamentaux de la procédure ne sont pas clairement expliqués aux victimes, qui commettent parfois des erreurs pouvant leur coûter cher. Ainsi, Elise et Marie affirment avoir fourni, à la demande de la commission, toutes les pièces qui pourraient appuyer leurs témoignages… sans savoir qu'elles seraient consultables par la partie adverse. Elles regrettent de ne pas avoir été informées dès le départ de ce point pourtant important.
De même, peu de victimes savent qu'elles ont, depuis peu, le droit de venir accompagnées de la personne de leur choix, y compris un avocat, le jour de la formation de jugement, et ce, depuis la loi n°2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique. Quant aux jugements des différentes commissions, ils sont souvent difficiles à consulter. Les établissements ont l'obligation de les afficher pendant deux mois dans leurs bâtiments (de manière anonymisée dans la grande majorité des cas). Ils sont toutefois rarement disponibles sur les sites des universités, ce qui constituerait pourtant un élément d'information essentiel pour les victimes : elles pourraient ainsi comparer les procédures précédentes avant d'en lancer une elles-mêmes. Certaines universités se montrent plus transparentes que d'autres, à l'instar de l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, qui a publié sur son site internet le détail de sa procédure et l'ensemble des décisions prises entre 2016 et 2019.
"On est des juges de pacotille"
Ce cadre est particulièrement attendu. Car, selon nos interlocuteurs, les membres des commissions disciplinaires se montrent souvent frileux dans leurs jugements et peinent à sanctionner fermement. "Les enseignants-chercheurs membres de ces commissions ne se sentent pas armés pour prendre des sanctions qui vont impacter la carrière d'un collègue qu'ils croisent tous les jours dans les couloirs", pointe Delphine Gassiot-Casalas. C'est là l'un des grands reproches formulés à ces commissions : des pairs jugent des pairs, avec toute la partialité que cela peut impliquer.
En outre, certains professeurs et maîtres de conférences ne se sentent souvent pas assez rodés dans leur connaissance des procédures. "On est légitimes pour les affaires de triche et de plagiat, commente Didier Peltier, président de la commission disciplinaire de l'université d'Angers, mais quand on se retrouve face à des affaires de type sexuel, là, on est très mal à l'aise. Ce n'est pas notre métier : nous, on est des juges de pacotille." Auteur d'un article sur la répression disciplinaire du harcèlement sexuel à l'université, Alexis Zarca, maître de conférences en droit public à l'université d'Orléans, milite pour que l'on accorde aux membres des commissions un temps dédié à l'instruction disciplinaire. "C'est une charge quasi bénévole pour eux et dieu sait que les universitaires assurent déjà beaucoup de missions en plus des leurs", insiste-t-il.
Les universités prennent toutefois peu à peu conscience de la nécessité de prononcer des sanctions dissuasives et exemplaires. Certaines décisions récentes sont encourageantes, comme à l'université Jean-Jaurès de Toulouse, où deux professeurs ont été exclus définitivement de l'enseignement supérieur pour harcèlement sexuel et moral. Il aura tout de même fallu près de douze témoignages contre eux. A l'université de Lorraine, en revanche, l'enseignant visé par le signalement d'une étudiante n'a pas été sanctionné et continue d'exercer, selon nos informations, l'université ayant refusé de nous transmettre une copie de la décision.
Du côté du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (Cneser), qui peut être saisi en appel, la tendance n'est pas non plus à la sévérité. Selon une étude de l'agence de presse spécialisée AEF info, qui a consulté les comptes-rendus des décisions du Cneser disciplinaire publiés entre janvier 2008 et juillet 2019, l'instance aurait même tendance à amoindrir la sanction. Au total, 42,3% des décisions de jugement au fond allègent la sanction d'origine.
Dépayser les affaires les plus graves ?
Dès lors, comment faire en sorte que la procédure disciplinaire ne soit plus un chemin de croix pour les victimes ? Certaines universités ont décidé de prendre le problème à bras le corps, comme à Amiens, qui fait preuve, depuis quatre ans, d'un volontarisme très fort en matière de violences sexistes et sexuelles. Pour faciliter la parole des victimes, un référent a été mis en place dans chaque UFR de la faculté. Un groupe de travail préalable à la commission disciplinaire complète le dispositif. Cette "cellule restreinte" se réunit dans les 48 heures en cas de signalement pour prendre connaissance de la situation et décider, ou non, de lancer une commission. Une formation sera bientôt dispensée à l'ensemble des membres du disciplinaire, avec l'objectif d'en finir avec l'idée qu'il faut absolument une confrontation de la victime avec son agresseur.
D'autres pistes d'amélioration avaient été avancées dès 2019, lors d'un colloque de Jurisup (lien abonnés) sur les questions liées au disciplinaire dans l'enseignement supérieur. Face aux risques de partialité des commissions disciplinaires locales, la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, avait proposé en 2019 (lien abonnés), à l'occasion du "Grenelle contre les violences conjugales", de "dépayser les affaires les plus sensibles pour qu'elles ne soient pas jugées au sein de leurs établissements et qu'ainsi tout soupçon de laxisme soit écarté". Delphine Gassiot-Casalas défend, elle, la création d'une instance nationale dans laquelle des membres du personnel plus professionnalisés jugeraient les contentieux les plus sensibles. Dans le but d'avoir, enfin, des sanctions à la hauteur des faits dénoncés.
* Les prénoms ont été modifiés
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