: Témoignage "Il me disait : ‘Viens, on va prier ensemble’" : une victime de l’un des fondateurs de l’Arche raconte les abus qu’elle a subis
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C'était il y a 48 ans, mais elle n'a rien oublié. Michèle-France Pesneau, aujourd'hui âgée de 77 ans, a été abusée sexuellement à partir de 1975, par le père Thomas Philippe, prêtre-aumônier et co-fondateur de l'Arche, une association d'accueil pour personne intellectuellement déficiente dans laquelle elle travaillait. Un rapport d’experts sur les agissements de deux fondateurs de l’association intitulé Emprise et abus, enquête sur Thomas Philippe Jean Vanier et L’Arche (1950-2019) a été rendu le 30 janvier. Un travail de deux ans effectué par une commission d’étude mandatée par l’association elle-même, qui détaille les différentes agressions des deux fondateurs de l’association.
Retraitée, Michèle-France Pesneau vit à présent dans un petit appartement de la région nantaise. Elle a décidé de quitter l’année dernière l’Oise et le village de Trosly-Breuil, lieu de création de l'Arche et siège des abus sexuels qu'elle a subis pendant 15 ans. Ancienne religieuse carmélite, elle avait déjà subi, dans les années 1970, d’autres abus par Marie-Dominique Philippe, le frère de Thomas, lui aussi prêtre. Le rapport note que Marie-Dominique Philippe a encouragé Michèle-France "à poursuivre avec Thomas des pratiques sexuelles".
L’Arche, un "paravent à des dérives mystico-affectivo-sexuelles"
Elle avait 30 ans lorsque les abus du prêtre dominicain Thomas Philippe ont commencé. Des caresses sur les parties intimes jusqu'au viol. "Il m’expliquait que les parties de notre corps que nous cachons les plus soigneusement seront, au ciel, les plus glorifiées, relate Michèle-France. Après m’avoir dit ça, il a commencé à se déshabiller. Sans doute pensait-il qu’il était déjà au ciel. Il m’a demandé de faire de même. Il m’a allongée sur le lit, il s’est couché sur moi".
"Je ne me rendais pas compte que j’étais abusée".
Michèle-France Pesneau, une ex-salariée de l'Arche, victime du prêtre Thomas Philippeà franceinfo
Michèle-France explique avoir été sous l’emprise totale du père Thomas Philippe qui appelait ces abus des "grâces mystiques". Elles les subira pendant 15 ans, plusieurs fois par mois. "Il me demandait de l’attendre dans la chapelle. Il me disait : ‘Viens, on va prier ensemble’. C’était ça l’expression codée, ‘prier ensemble’", raconte-t-elle. Elle savait alors ce qui l’attendait. "Il n’y a jamais eu de pénétration pénis-vagin, confie-t-elle. Mais il y avait des fellations. C’était avec le doigt parfois, ajoute-t-elle, la voix s’enrouant. "Il n’y avait pas de soucis. Il savait qu’il pouvait faire absolument tout ce qu’il voulait". Le prêtre Thomas Philippe justifiait ces abus par le lien charnel entre Jésus et Marie. Cette idée lui était venue à Rome, en contemplant, dans une chapelle, un tableau représentant la Vierge Marie. Un évènement évoqué par Michèle-France Pesneau dans son livre L’emprise (édition Golias) et repris dans le rapport : "C’est là que la Vierge Marie commence à lui faire ressentir des grâces très intimes, semblables, dit-il, aux relations mystiques qu’elle entretenait ici-bas, d’après lui, avec son fils Jésus". Et Thomas Philippe de s’identifier à Jésus.
Sanctionné par le Vatican en 1956 pour des abus dénoncés quelques années plus tôt, Thomas Philippe s'était vu interdire l’exercice de tout ministère. De retour en France en 1964, il y avait fondé l’Arche internationale avec Jean Vanier, un "paravent" pour commettre ces abus, constate la commission d'étude qui relève un délire mystico-affectivo-sexuel de la part des deux fondateurs. Une nouvelle association pour permettre à un petit groupe "d’initiés" de se retrouver et recommencer ces pratiques, comme cela avait été le cas dans une précédente institution (L’Eau Vive, une école fondée par Thomas Philippe puis dirigée par Jean Vanier, fermée en 1956 sur ordre du Vatican). Le rapport interroge également de possibles dérives sectaires du groupe fondateur de l’Arche, qui ne se sont pas étendues au reste de l’association.
Parler et se libérer
C'est une fois retraitée, en 2014, que Michèle-France révèle ce qu'elle a subi aux responsables de l'association. La parole se libère alors et Jean Vanier, le patron de l'Arche, qui a toujours recommandé de se taire, se trouve lui-même visé en 2016 par des accusations, trois ans avant sa mort. Selon le rapport, il a abusé d'au moins 25 femmes, salariées ou membres de l'Arche, dans la droite lignée du prêtre Thomas Philippe, considéré comme son "père spirituel". A priori, aucune personne handicapée n'en a été victime.
Tous ces éléments conduisent l'Arche en 2020 à commander un rapport complet à une commission indépendante composée de six chercheurs. Ils ont enquêté deux ans pour comprendre les agissements des deux figures de l'association, qui ont fait souffrir des dizaines de victimes comme Michèle-France pendant près de 70 ans. "Ça a fait beaucoup de dégâts, certainement, reconnaît-elle. J’ai quand même fait cinq ans de psychothérapie pour me rafistoler".
"Pour ma vie spirituelle, je ne trouve plus ma place dans l’Église et j’en souffre beaucoup."
Michèle-France Pesneauà franceinfo
"J’étais très heureuse que cette commission se mette en place, poursuit Michèle-France, qu’elle soit composée de professionnels indépendants des institutions qui l’avaient commandée. J’étais vraiment en attente des conclusions". La retraitée est aujourd'hui plongée dans les 900 pages du rapport qui a été révélé lundi.
Ce rapport lui est dédié, comme aux autres femmes qui ont lancé l’alerte : "À Madeleine Guéroult, Michèle-France Pesneau, Judy Bridges Farquharson qui, chacune en leur temps, ont eu le courage de prendre la parole pour dénoncer les abus qu’elles avaient subis", peut-on lire au début du document. Un rendu monumental de diverses études théologiques, sociologiques, psychiatriques, historiques réalisées par Bernard Granger (psychiatre), Nicole Jeammet (maître de conférence en psychopathologie), Florian Michel (historien), Antoine Mourges (historien), Gwennola Rimbaut (théologiste) et Claire Vincent-Mory (sociologue).
De possibles suites judiciaires
Aujourd’hui, l’Arche envisage de transmettre ce rapport au procureur de Compiègne, pour qu’il étudie les possibles suites judiciaires et détermine si des responsabilités doivent être établies. La mort des deux fondateurs mis en cause, empêche toute action en justice, ce que regrette Michèle-France. Entourée de ses trois chats, elle explique "tomber parfois des nues" à la lecture de certains agissements. Comme un avortement en 1947, après qu’une des victimes de Thomas Philippe est tombée enceinte de lui. Le rapport livre cette scène : l’enfant "non vivant fut baptisé – conservé comme une relique ; enterré dans la forêt en 1952 […]. Cet acte a donc été revêtu d’une dimension symbolique". Une lecture difficile mais recouvrant une forme de reconnaissance pour Michèle-France.
L'association a aussi officiellement présenté ses excuses à la septuagénaire en décembre dernier. Une étape importante, pour les victimes, mais aussi pour l’association, témoigne Stephan Posner, le responsable international de l'Arche : "Nous reconnaissons notre responsabilité de ne pas avoir vu, de ne pas avoir su repérer, signaler et faire cesser ces abus. À ce titre-là, on demande pardon à toutes les personnes qui ont été victimes de ces abus. On exprime aussi notre gratitude à celles qui ont pris la parole a un moment où personne ne leur donnait. Et ça, c’est un grand courage, douloureux mais nécessaire". L'Arche internationale a adhéré à la Commission de reconnaissance et de réparation des victimes de religieux, installée après le rapport Sauvé en octobre 2021. Elle a proposé à Michel-France Pesneau l'indemnisation maximum, 60 000 euros pour toutes les années d'abus qu'elle a subies.
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