"L'IVG n'est toujours pas reconnue aujourd'hui comme un droit comme un autre", alerte la sociologue Nathalie Bajos
Le chemin est encore long pour consacrer le droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) en France. L'Assemblée nationale commence à débattre, mercredi 24, janvier, sur le projet de loi qui doit inscrire l'IVG comme une "liberté garantie" dans la Constitution. Le vote des députés aura lieu le mardi 30 janvier. Un Congrès prévu début mars doit ensuite valider cette loi à la majorité des 3/5e des parlementaires. 50 ans après la loi Veil autorisant l'avortement, "l'IVG n'est toujours pas reconnue comme un droit comme les autres", soutient Nathalie Bajos, sociologue et démographe, directrice de recherche à l'Inserm, spécialiste des questions de santé sexuelle et reproductive et notamment de l'avortement.
Franceinfo : 50 ans après la loi Veil, le mot avortement reste tabou. Comment cela s'explique?
Nathalie Bajos : Je crois que la première chose à souligner, c'est qu'il y a des évolutions très importantes qui ont été enregistrées depuis la légalisation de la dépénalisation de l'avortement en France, depuis la loi Veil. L'avortement est de plus en plus considéré comme un acte faisant partie de la vie sexuelle et reproductive des femmes. Pour autant, il est vrai qu'il existe encore certains propos, certains hommes, certaines actions qui sont menés contre le respect du droit de recourir à l'avortement. Mais je dirais qu'en France en tout cas, ces mouvements restent très minoritaires. Pour autant, ce qui se joue à l'international doit alerter sur le fait que c'est un droit qui reste un droit considéré comme un autre et qui peut être, on ne sait pas, susceptible éventuellement d'être remis en cause. En tout cas, il l'est par certains groupes minoritaires de la population. Mais la tendance générale, c'est quand même une acceptation de plus en plus marquée de cet acte qui fait partie de la vie reproductive des femmes aujourd'hui.
L'IVG est acceptée sur le papier mais dans les faits, cette difficulté sur un sujet très intime est parfois liée à un sentiment de culpabilité, de honte par rapport aux siens, voire par rapport à un cercle social plus élargi ?
Il est vrai que certaines femmes qui ont recours à des IVG ou qui souhaitent y avoir recours continuent à être confrontées à des propos culpabilisants sur l'acte qu'elles ont ou qu'elles souhaitent réaliser. Il y a plusieurs enjeux. C'est un acte intime au sens où ça touche le corps de la femme concernée. Mais c'est aussi un acte qui est éminemment social et politique parce que, à travers les propos qu'on entend contre le recours à l'avortement, c'est bien la question du contrôle du corps des femmes qui est posée, du contrôle de leur sexualité, du contrôle de leur natalité et de leur fécondité. C'est une thématique qui a été remise à l'ordre du jour par les propos récents du président de la République [quand il a parlé de "réarmement démographique"]. Donc, de ce point de vue-là, on ne peut pas considérer ça uniquement comme un acte individuel. C'est un acte social, c'est un acte politique, c'est un acte qui permet aux femmes, avec la contraception, de bien mieux maîtriser leur vie reproductive et également leur vie affective et sexuelle.
Les mouvements anti-avortement n'ont pas dit leur dernier mot : la manifestation "pro-vie" le week-end dernier a, par exemple, réuni plusieurs milliers de personnes...
Ce qui est important à souligner, me semble t-il, c'est qu'il y a des recompositions récentes, notamment dans le paysage français, autour des mouvements qui militent contre le respect du droit à l'avortement. Ils ont changé, dans la lignée d'ailleurs de mouvements au niveau international, et obtiennent des financements importants de l'étranger. Ils ont une stratégie de communication extrêmement efficace qui s'appuie sur des propos tout à fait inexacts d'un point de vue scientifique. Et je donnerais pour exemple le fameux "syndrome post-traumatique" qui toucherait les femmes qui recourent à l'IVG. C'est un des arguments majeurs de ces mouvements, dont pourtant la littérature scientifique, au niveau national et international, a largement démontré que l'existence de ce symptôme était vraiment, totalement une invention de la part de ces militants et de quelques professionnels engagés.
C'est vrai qu'on les voit par exemple sur les réseaux sociaux, là où les femmes cherchent de l'information. Ils sont bien placés pour diffuser via leur site de fausses informations sur l'avortement. Et il y a en plus un changement de discours important à souligner : ces mouvements qui se présentaient auparavant comme clairement anti-avortement, aujourd'hui adoptent une autre rhétorique en se disant même féministes pour certains. Ils disent aussi que leur propos est d'aider les femmes à ne pas avoir besoin de recourir à l'avortement et leur permettre de continuer la grossesse, même si elle n'était pas prévue. C'est une méconnaissance totale de ce que représente l'avortement dans la vie des femmes. Les premières raisons, en France, pour lesquelles les femmes ont recours à l'avortement encore aujourd'hui, c'est quand la grossesse survient dans un contexte relationnel et/ou matériel qui ne se prête pas à une parentalité. Et ce n'est pas en donnant un peu d'argent aux femmes que tout à coup, elles vont se mettre à poursuivre une grossesse qu'elles ne souhaitaient pas. Ces propos-là renvoient à une vision extrêmement mécaniste du recours à l'avortement et remettent en cause un droit fondamental.
Un autre exemple est intéressant, surtout dans le contexte actuel autour de l'inscription de la garantie de la liberté des femmes de recourir à des IVG. On notera d'ailleurs que ce n'est pas le droit fondamental de recourir à des IVG qui va être inscrit dans la Constitution. Il y a la question de la fameuse clause de conscience qui a été largement débattue, notamment dans le gouvernement précédent et avec les prises de position d'un certain nombre de professionnels en gynécologie, soutenus par l'ancienne secrétaire d'État Marlène Schiappa. Dans le Code de la santé publique, il existe une clause générale de conscience qui permet aux professionnels de santé qui ne le veulent pas de ne pas effectuer certains actes, sauf en cas d'urgence bien sûr, pour des raisons philosophiques, religieuses ou autres. Ces professionnels doivent référer les personnes vers un autre professionnel de santé. Et on a une clause dans la loi sur l'IVG qui spécifie une clause pour l'avortement. En fait, d'un point de vue juridique, cette clause pour l'avortement, elle est superfétatoire au sens où la clause générale existe déjà et couvre donc la question de l'avortement. Mais les oppositions qu'on a vues récemment sur le fait de supprimer cette clause spécifique à l'IVG, qui n'a pas lieu d'être d'un point de vue juridique, montrent des résistances très fortes, aussi à un niveau institutionnel et politique.
"Des résistances continuent à vouloir faire penser et poser le droit de recourir à l'IVG comme un droit qui n'est pas comme les autres."
Nathalie Bajos, sociologue et démographeà franceinfo
Finalement, les propos culpabilisants que certaines femmes entendent encore renvoient aussi à des réticences qui sont vraiment socialement et politiquement installées. Même s'il faut souligner que le climat en France est plutôt très favorable, comparativement à d'autres pays. Il n'en demeure pas moins que ces résistances à reconnaître le droit de recourir à l'IVG comme un droit comme un autre sont encore très marquées. Et d'ailleurs, on peut même dire que les difficultés actuelles d'accès à l'IVG, avec la fermeture d'un certain nombre de centres, sont aussi à lire dans cette perspective-là. L'IVG n'est toujours pas aujourd'hui reconnue comme un droit comme un autre, alors même que cet acte particulier fait partie intégrante de la vie affective et sexuelle des femmes concernées. Et des hommes aussi, bien évidemment, puisqu'ils sont impliqués dans la survenue de la grossesse non prévue qu'on souhaite interrompre.
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