"Bugaled Breizh" : quatre questions sur le nouvel épisode judiciaire qui commence en Angleterre
À Londres débute lundi 4 octobre une "inquest" devant le tribunal. Une série d'auditions vont être menées pendant trois semaines pour tenter de déterminer les raisons de la mort de cinq marins français, membres de l'équipage du chalutier breton qui a coulé en 2004.
Le 15 janvier 2004, le "Bugaled Breizh" coule au large du Cap Lizard, au sud-ouest de l'Angleterre. Les cinq membres d'équipage perdent la vie dans ce naufrage. "Viens vite, je chavire" : ce sont les derniers mots que le capitaine du bateau a prononcés à la radio, s'adressant à un pêcheur qui se trouvait à quelques minutes de là. Le temps que ce navire arrive sur place, le "Bugaled Breizh" avait été entraîné par le fond.
Depuis, personne n'a pu déterminer les conditions de ce drame. Deux théories s'affrontent : celle d'un accident de pêche, une "croche molle" c'est-à-dire un filet qui s'accroche au fond de l'eau ; et celle d'un sous-marin qui se serait pris dans l'un des câbles du chalutier.
Qu'est-ce qu'une "inquest" ?
C'est une procédure typiquement anglaise, qui n'existe pas dans le droit français. Ce qui pourrait s'en rapprocher le plus serait une commission d'enquête parlementaire. Il s'agit d'une enquête diligentée sur les circonstances entourant une mort suspecte. Cette enquête est menée par un juge qui s'entoure d'avocats qui, dans ce cas précis, jouent le rôle d'enquêteurs. Cette procédure est régulièrement employée outre-Manche : ce fut le cas pour l'attentat du London Bridge, l'incendie de la Greenfell tower, pour l'empoisonnement de Sergueï Skripal... Ce n'est pas un procès.
Dans l'affaire du "Bugaled Breizh", l'inquest a été déclenchée dès la découverte des corps en 2004 dans les eaux britanniques, mais elle s'est interrompue pour laisser la main à la justice française. Quand le non-lieu a été prononcé en France, l'Angleterre s'est à nouveau saisie de cette affaire, faute de scénario établi. Elle a donc mené ses investigations, s'est appuyée sur les pièces fournies par la France et, à partir de lundi, des auditions vont être menées au tribunal Old Bailey de Londres. Le juge mène les débats mais il n'est pas seul : trois parties seront représentées via leurs avocats et pourront donc questionner les témoins. Il s'agit des familles des victimes, du ministère britannique de la Défense et des garde-côtes.
Après les trois semaines d'audience, il n'y aura pas de coupable et encore moins de peine prononcée. Cette enquête a un seul objectif : déterminer les circonstances de la mort de ces pêcheurs. En revanche, le juge dispose de pouvoirs coercitifs. Si l'une des personnes appelées à témoigner se dérobe, elle peut faire l'objet de poursuites judiciaires. En fonction des conclusions de l'inquest, la justice anglaise peut ensuite décider d'engager une action.
Qu'a dit la justice française ?
En 2016, la Cour de cassation a clos l'action de la justice française en validant le non-lieu prononcé dans cette enquête. Aucune responsabilité n'est donc établie dans ce drame. Les juges estiment ne pas disposer d'éléments suffisants pour expliquer ce naufrage soudain. Leur position est définitive, à moins que des éléments déterminants ne soient portés à leur connaissance. Si cela doit arriver, il faut que ça intervienne avant la fin du délai de prescription qui, dans ce cas, dure six ans à partir de l'arrêt de la Cour de Cassation. Ce devrait donc être dans le courant de l'année prochaine, au plus tard.
Pourquoi les familles des victimes sont-elles persuadées qu'un sous-marin est à l'origine du drame ?
Dès le lendemain du naufrage, la Préfecture maritime de Brest révèle qu'un exercice militaire international se déroulait sous l'égide de l'OTAN dans la zone à ce moment-là. L'hypothèse du sous-marin apparaît très vite mais elle est rapidement écartée par le parquet. Elle prend corps au fil des semaines pour les familles de victimes. "La thèse de la croche molle ne tient pas la route, affirme Dominique Launay, le président de l'association SOS "Bugaled Breizh". Le chalutier coule en 37 secondes, il faut une force considérable pour envoyer aussi rapidement par le fond un bateau de 24 mètres." Pour lui, cette force ne fait aucun doute, c'est un sous-marin.
Le HMS Turbulent est désigné comme possible responsable dès 2005. Le ministère britannique de la Défense nie et niera toujours sa présence dans le secteur. Encore aujourd'hui, son porte-parole affirme qu'il se trouvait ce jour-là à quai, à Plymouth. Me Gaspard de Monclin, l'un des avocats des familles, a demandé des photos satellite du port de Plymouth le 15 janvier 2004. Il ne les a pas obtenues. "C'est trop vieux", lui a-t-on répondu. Il avait également réclamé les messages, apparemment nombreux, envoyés par le Turbulent ce même jour, on lui a transmis ceux du lendemain. Lorsqu'il est revenu à la charge, l'armée britannique lui a opposé le secret-défense pour les échanges du 15 janvier. "Pourquoi ceux du 15 seraient-ils classés et pas ceux du 16 ?", s'étonne l'avocat.
Des doutes pèsent également sur deux autres sous-marins : l'un américain, l'USS Rickover, dont on peut dire aujourd'hui avec certitude qu'il se trouvait dans la Manche. La déclassification de documents secret-défense par l'administration américaine a permis de le savoir, mais après l'arrêt de la Cour de cassation. La justice française s'est constamment heurtée à ce secret car les États-Unis utilisaient alors ce bâtiment dans le cadre d'une mission antiterroriste révélée depuis la déclassification il y a cinq ans.
L'autre est néerlandais, il s'agit du Dolphin qui se trouvait également dans la zone au moment du naufrage. Les autorités des Pays-Bas n'ont jamais voulu communiquer la moindre information à ce sujet.
Pourquoi l'audition d'Andrew Coles, commandant du HMS Turbulent, est très attendue ?
Parce qu'il n'a jamais fait l'objet d'une audition publique, ce sera le cas le 12 octobre prochain devant le juge et les avocats présents. Les familles des victimes ne croient pas que son sous-marin était amarré à Plymouth le 15 janvier 2004. "Nous avons des messages officiels de la Marine nationale britannique et de l'OTAN disant qu'il n'était pas à quai, qu'il se trouvait dans la zone de l'accident", affirme Me Dominique Tricaud, l'un des avocats des familles endeuillées. En 2013, Michel Douce, l'armateur du "Bugaled Breizh", et Thierry Lemétayer, le fils d'une des victimes, ont pu discuter avec le commandant du sous-marin. Cette rencontre s'est déroulée dans une salle de cinéma en Cornouaille. Andrew Coles était venu assister, anonymement, à la projection d'un film baptisé The silent killer, mettant en cause son bâtiment. Les deux hommes l'ont reconnu et sont venus le voir à la fin de cette réunion, il leur a juré qu'il n'y était "pour rien". Cet échange avait été capté par une équipe de France 3 qui accompagnait les Français.
Cette fois, le commandant Andrew Coles sera face au juge et aux avocats, dans un cadre strict, et devra répondre aux questions précises sur l'emploi du temps de son bâtiment le 15 janvier 2004.
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