"Cold cases" : deux ans après sa création, le pôle dédié cherche un second souffle pour répondre "à l'espoir" des familles

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
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Le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti, à côté du procureur de la République de Nanterre (Hauts-de-Seine), s'adresse aux journalistes lors de sa visite au pôle national des crimes sériels ou non élucidés, le 7 mars 2024. (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP)
Ce pôle unique en son genre, rattaché au tribunal judiciaire de Nanterre, a suscité beaucoup d'attentes. En visite dans les bureaux de cette juridiction, deux ans après son lancement, le ministre de la Justice a annoncé le recrutement prochain de deux nouveaux magistrats, en réponse aux demandes de moyens supplémentaires.

"L'objectif, c'est une montée en puissance progressive." Deux ans après la création du pôle national des crimes sériels ou non élucidés, communément appelé pôle cold cases, le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a annoncé jeudi 7 mars des moyens supplémentaires pour cette juridiction, qui constitue à ses yeux "l'honneur de la justice", avec la création d'un poste de juge d'instruction "à l'horizon 2025" et l'arrivée d'un attaché de justice et d'un nouveau magistrat "prochainement".

Rattaché au tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine), ce pôle cold cases, unique au monde, a vu le jour sous son mandat de ministre de la Justice, le 1er mars 2022, en application de la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire. Sa création était attendue par les familles de victimes et leurs avocats, qui espèrent depuis des années des réponses sur les circonstances de la mort ou de la disparition d'un proche.

En deux ans, le parquet de Nanterre, qui dispose de trois magistrats dédiés au pôle cold cases, a examiné 385 dossiers. La décision finale sur l'acceptation ou le refus d'un dossier revient au président du tribunal judiciaire de Nanterre. Mais le procureur, Pascal Prache, prévient : "Le pôle n'a pas vocation à tous les prendre." Une sélection "fine" est opérée, pour ne retenir que les dossiers dans lesquels le pôle peut "apporter une plus-value", avance Pascal Prache.

Près de 90 dossiers pour trois juges d'instruction

D'après les chiffres révélés jeudi, 105 procédures sont, au total, entre les mains des magistrats du pôle. Parmi elles, 77 dossiers de crimes sériels ou non élucidés et dix parcours criminels, créés pour retracer le parcours de vie d'un tueur en série, ou soupçonné de l'être. Ils font l'objet d'informations judiciaires : ce sont donc les trois juges d'instruction du pôle, dont la magistrate coordinatrice à sa tête, Sabine Kheris, qui mènent les investigations. Ce qui permet au procureur de Nanterre de dire que 84% des procédures du pôle sont à l'instruction. Du côté du parquet, 17 dossiers d'affaires non élucidées et un parcours criminel sont au stade de l'enquête préliminaire.

Les investigations menées au sein du pôle depuis sa création ont jusqu'à présent permis trois mises en examen, dont celle de Dominique P. et de Philippe C. La dernière date du 20 janvier, quinze ans après la découverte du corps, sur les bords du Loiret, de Caroline Marcel, une femme de 45 ans qui faisait son jogging. Un homme suspecté de l'avoir tuée a été arrêté. Des traces ADN ont permis de l'identifier, preuve que des progrès techniques scientifiques permettent bien de résoudre des cold cases.

Un autre tournant a été franchi avec le premier procès à aboutir au sein du pôle. L'audience s'est tenue devant la cour d'assises des Hauts-de-Seine et a permis de juger Monique Olivier, l'ex-épouse du tueur et violeur en série Michel Fourniret, pour des affaires vieilles de plusieurs décennies. Elle a été condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité pour complicité des enlèvements et meurtres de Marie-Angèle Domèce, Joanna Parrish et Estelle Mouzin.

La crainte d'une "justice sans mémoire"

Aujourd'hui, Eric Mouzin, le père d'Estelle, disparue le 9 janvier 2003, s'interroge sur l'ambition du pôle : "Quelle est la véritable volonté des pouvoirs publics ?" Car depuis la disparition de sa fille, il mène un combat pour améliorer le traitement judiciaire des affaires de disparitions d'enfants, secondé par l'association Estelle. Bien avant que le pôle ne voie le jour, il a réclamé à maintes reprises "un corps de juges spécialisés".

Mardi après-midi, lors d'une conférence de presse au cabinet de son avocat, Didier Seban, il a évoqué ses espoirs concernant ce pôle : "On en attend beaucoup." "On est très heureux qu'il existe, car on a l'impression que les dossiers bougent, a salué son avocat, spécialisé dans les cold cases. Mais il manque un souffle pour faire du pôle une réponse à l'espoir des familles."

"Le pôle n'est malheureusement pas doté de moyens du XXIe siècle."

Didier Seban, avocat

en conférence de presse

Didier Seban a adressé, le 23 février, une lettre en forme de bilan au ministre de la Justice. "Les ambitions que vous aviez placées dans cette création sont très amoindries", écrit l'avocat. Dans sa missive, il liste cinq sujets de préoccupation, dont la création d'un site web avec le signalement des personnes ou a minima des enfants disparus, requête de longue date de l'avocat. Didier Seban plaide aussi pour un logiciel qui permettrait de "regrouper" tous les dossiers du pôle, pour améliorer la fluidité de la communication entre magistrats. Car en interne, il se dit que le travail en équipe est quasiment inexistant et que les méthodes de travail innovantes et pertinentes ne s'échangent pas.

Eric Mouzin, les avocats Didier Seban et Marine Allali, ainsi qu'Annick Barbot, le 5 mars 2024 lors d'une conférence de presse à Paris à l'occasion des deux ans du pôle "cold cases". (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Didier Seban est aussi préoccupé par la création d'une mémoire criminelle. Ainsi, selon l'avocat, dans certains cabinets d'instruction, le déploiement progressif d'un nouveau logiciel rend des dossiers clôturés avant 2018 inaccessibles, en raison d'une incompatibilité avec l'ancien logiciel. "Peu à peu, les serveurs tombent en panne et rien n'est fait pour les réactiver", désespère Didier Seban, qui craint "une justice sans mémoire". Un sujet à propos duquel Eric Dupond-Moretti dit avoir été alerté par les magistrats du pôle cold cases. Jeudi matin, le ministre a assuré œuvrer à l'amélioration des moyens du pôle, notamment en matière informatique. "Il faut mettre tout ce que la technologie nous offre au service des magistrats qui font vivre ce pôle", a-t-il insisté.

Un manque de moyens humains et matériels

Autre point crucial : la question des moyens humains. Le garde des Sceaux a confirmé l'arrivée, annoncée depuis plusieurs mois, d'un quatrième juge d'instruction au sein du pôle. Mais Didier Seban espère deux magistrats instructeurs supplémentaires pour pouvoir "avancer". "On est à 30 dossiers par juge, c'est se moquer des familles", insiste-t-il.

"On n'a pas créé un pôle pour gérer 100 dossiers, mais pour résoudre des milliers de crimes."

Didier Seban, avocat

en conférence de presse

Egalement spécialisée dans les cold cases, l'avocate Corinne Herrmann réclame, elle aussi, davantage de moyens humains, mais aussi matériels : "On ne voit jamais la juge Sabine Kheris et sa greffière dans les mêmes bureaux. Elles doivent changer tous les trois mois." Depuis 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre est en chantier, au cœur de travaux de rénovation énergétique. "Elles avaient créé un endroit chaleureux pour accueillir les victimes, mais on le leur prend à chaque fois", déplore l'avocate.

Plusieurs sources, dont Corinne Herrmann, précisent aussi à franceinfo que la juge et la greffière ont dû patienter un an avant d'obtenir une simple photocopieuse. Elles n'ont pas non plus de téléphones professionnels. Face à ces manques, une source judiciaire reconnaît que "la spécificité du pôle a été prise en compte" pour lui allouer des moyens, mais que ce n'est "sans doute pas assez".

Lors de sa visite au tribunal judiciaire de Nanterre, Eric Dupond-Moretti a confirmé que les magistrats instructeurs, les greffiers, les magistrats du parquet lui avaient "fait part d'un certain nombre de besoins [humains] qu'ils estiment nécessaires et que nous allons mettre en place. Certains sont d'ores et déjà en cours d'élaboration", a-t-il annoncé.

Un pôle pour "sortir les familles de l'obscurité"

De nombreuses familles dénoncent par ailleurs les délais d'attente pour le transfert d'un dossier. Ou encore l'absence de réponse pour justifier un refus. "Quand on veut en savoir plus, on nous dit : 'C'est saturé, donc on ne prend plus de dossiers, mais on va créer une culture qui va essaimer dans les autres juridictions", raille Didier Seban. Si le transfert matériel de dossiers est parfois complexe, c'est pour "des raisons logistiques", justifie le procureur de la République de Nanterre.

"Il y a des dossiers qu'on tarde à retrouver. Quand ils sont vieux, ils ne sont pas numérisés. Et les scellés doivent être transférés, cela peut prendre du temps."

Pascal Prache, procureur de la République de Nanterre

à franceinfo

Si un choix drastique s'applique dans la sélection des dossiers, selon le procureur, c'est parce qu'il existe une volonté de laisser du temps pour enquêter aux magistrates instructrices, afin d'éviter de répondre aux familles : "Le dossier est au pôle, mais il ne bouge pas." Si légitimes soient leurs attentes, Pascal Prache avertit qu'elles ne pourront pas être toutes comblées et que les affaires ne sauraient être toutes résolues : "On n'a aucune espèce de garantie d'élucidation". Mais, assure-t-il, "on ne perd jamais de vue le drame quotidien que vivent certaines familles de victimes".

"Même si on n'a pas l'assurance absolue de réussir à trouver, au moins qu'avec beaucoup d'humanité et de professionnalisme, les magistrats entourent ces familles pour leur dire : 'Il reste un espoir', a renchéri Eric Dupond-Moretti, jeudi matin. Et parfois, cet espoir est couronné de succès." Selon le garde des Sceaux, "ce pôle est extrêmement important car il sort un certain nombre de familles de victimes de l'obscurité". Pour elles, "rien ne serait pire que de se dire que tout n'a pas été fait".

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