Témoignages "Nous harceler était sa manière d’exister" : l’avocat Antoine Vey devant le conseil de discipline du barreau de Paris pour des soupçons de harcèlement moral et sexuel

Article rédigé par franceinfo
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Antoine Vey, en novembre 2021, alors qu'il défendait Karim Benzema. (YOAN VALAT / EPA / MAXPPP)
L’ancien associé d’Éric Dupond-Moretti est au cœur d’une procédure devant le conseil de discipline du Barreau de Paris pour des soupçons de harcèlement moral et sexuel. L’avocat est aussi visé par une enquête pénale après trois plaintes déposées contre lui.

Tous décrivent avec les mêmes mots l’enfer qu’ils ont vécu entre les murs de ce prestigieux cabinet d’avocats. Collaborateurs, stagiaires, salariés, plusieurs affirment avoir été "humiliés", "rabaissés", " harcelés" par leur patron, Antoine Vey.

Cet avocat pénaliste, connu pour avoir défendu le fondateur de Wikileaks Julian Assange, mais aussi Patrick Balkany ou le frère de Mohamed Merah, avait été choisi comme associé par le ténor Eric Dupond-Moretti en 2016, qui lui avait ensuite confié les rênes du cabinet après sa nomination comme garde des Sceaux.

À 40 ans, l’avocat est donc accusé de faits potentiellement qualifiables de harcèlement moral et sexuel, révélés par nos confrères du journal Libération en mars 2023. Franceinfo a pu s’entretenir avec certains anciens collaborateurs qui se disent victimes des agissements de leur ancien patron. Au fil des années, plusieurs personnes ont démissionné, certaines ont saisi l’Ordre des avocats, d’autres, plus rares, ont décidé de déposer plainte en justice. Des plaintes que franceinfo a pu consulter et qui dévoilent un quotidien décrit par un ancien collaborateur comme "un asile".

"Qu’est-ce que je vais encore me prendre ?"

"Je ne pouvais pas rentrer chez moi sans être en pleurs dans le bus", raconte une avocate passée il y a sept ans au cabinet d’Antoine Vey. Comme d’autres, elle raconte les "brimades", les humiliations, et le "contrôle" exercé par le pénaliste sur ses collaborateurs. "Dès qu’on voyait un message arriver, il y avait une panique qui montait. On se disait : 'Qu'est-ce que je vais encore me prendre ?', 'quel nouvel ordre et contre-ordre il va encore me donner ?' et surtout 'quel mécontentement il va encore exprimer ?', alors qu'on avait vraiment l'impression d'être au bout de ce qu'on pouvait donner", raconte l’avocate.

Arrivée dans le cabinet en 2017 après un drame personnel, elle se retrouve chargée de tâches de comptabilité et de secrétariat malgré ses 20 ans d’expérience. Un tableau récapitulatif des dossiers en cours l’a notamment marquée. "C’est du niveau CP/CE1", la rembarre le pénaliste selon le récit de l’avocate. Elle lui demande de changer de ton. "Dès le lendemain j’ai été assignée à cette tâche pendant un mois, que j’ai dû refaire à l’envi, avec des codes couleurs qui changeaient, la pagination qui n’était pas exactement la bonne. C’était assez humiliant", témoigne l’avocate qui a décidé de quitter le cabinet au bout de neuf mois à cause "de [son] corps qui ne voulait plus" et de ses proches qui s’inquiétaient. Elle finira hospitalisée en psychiatrie après "une décompensation très violente".

Et elle n’est pas la seule à avoir vu son état de santé se dégrader pendant son passage au cabinet. D’autres anciens collaborateurs racontent avoir dû prendre des anxiolytiques pour "tenter de dormir", ou avoir perdu plusieurs kilos.

Tous décrivent aussi "ces humiliations" érigées selon eux "en système". Pour maintenir son emprise, Antoine Vey utilise ce qu’il appelle lui-même, selon plusieurs anciens collaborateurs "la théorie de l’élastique".

"Nous étions tous une cible potentielle. À tour de rôle. Antoine Vey avait systématiquement un collaborateur en ligne de mire sur lequel il déversait des semaines durant sa haine, sa colère, ses frustrations. […] Il changeait lorsqu’il nous sentait à bout, prêts à craquer, nous rebeller, démissionner."

une avocate

dans son signalement auprès de l’Ordre des avocats

Des humiliations souvent publiques, notamment pendant les "réunions générales" convoquées plusieurs fois par semaine par Antoine Vey. "Il rendait les copies, et parfois il montrait un document à tout le monde en demandant pourquoi c’était de la merde", raconte un ancien collaborateur. Des scènes que les avocats débriefent ensuite longuement dans des échanges privés. "C’est vraiment horrible, j’ai l’impression d’être à l’école, à échanger sur des devoirs pour pas me faire engueuler par le prof", écrit une avocate après une réunion houleuse.

"C’est notre point commun à tous, être dépossédés de toute confiance en soi et craindre de ne pouvoir rebondir ailleurs. On reste, avec l’idée qu’on ne vaut rien", décrit une avocate dans son signalement à l’Ordre des avocats. Un cercle vicieux qui explique la difficulté de plusieurs anciens collaborateurs à quitter le cabinet.

"Ton téléphone sera le prolongement de ta main"

À ces humiliations s’ajoutent des sollicitations permanentes, selon plusieurs témoignages. Des messages et des appels incessants dès 6h du matin et jusqu’à plus de minuit, pendant les week-ends, les vacances et les jours fériés. "Ton téléphone devra être le prolongement de ta main", prévient Antoine Vey dès l’embauche, raconte une ancienne stagiaire. Quand ses collaborateurs ne répondent pas immédiatement, l’avocat n’hésite pas à solliciter ses collègues via les très nombreux groupes Whatsapp communs (jusqu’à 147) pour connaître les raisons de cette absence de réponse. "Cela pouvait même se passer quand on était aux toilettes pendant deux minutes", raconte un ancien collaborateur.

Une autre raconte dans son signalement à l’Ordre des avocats avoir mis son téléphone en mode sonnerie en permanence pendant un an et demi et avoir "perdu la saveur des grasses matinées" le week-end "de peur qu’il essaye de m’appeler un samedi matin à 8h". Les jours fériés ne font pas exception. Un lundi de Pâques, "j’ai eu le droit à ma petite relance ce matin à 8h", écrit un avocat du cabinet dans une conversation commune entre collaborateurs, où l’ampleur du mal-être surgit à chaque échange. "Pour de vrai, tout le monde travaille ???", relance une autre. "Oui parce que je n’ai pas le choix", répond une troisième.

"Nous harceler était sa raison d’exister", résume une ancienne collaboratrice dans son signalement à l’Ordre. Des sollicitations incessantes, y compris pendant des arrêts maladie, pour des tâches présentées comme urgentes mais qui concernent parfois la vie privée d’Antoine Vey. Une avocate raconte à franceinfo avoir été sollicitée, alors qu’elle ne travaillait pas, pour organiser l’anniversaire de son patron.

"Il a demandé à un stagiaire d’aller lui acheter une brosse à dents"

Des demandes très éloignées des missions d’un cabinet d’avocats, qu’Antoine Vey n’hésite pourtant pas à exiger de ses troupes selon plusieurs de ses anciens collaborateurs. "Aller lui chercher ses costumes, l’accompagner chez le dentiste ou pour aller chercher sa fille à l’école, réserver ses dîners et ses déjeuners au restaurant, ou même ses vacances", énumère un ancien du cabinet.

"Il a demandé à une stagiaire d’aller lui acheter une brosse à dents… On touche le fond", écrit un jour une avocate à son compagnon. Un autre collaborateur, qui a déposé plainte contre Antoine Vey, raconte avoir dû s’occuper d’un déménagement entre le domicile parisien de l’avocat et ses résidences secondaires, nettoyer le vomi de ses enfants dans sa voiture, déboucher les toilettes de son appartement, descendre le sapin de Noël ou les poubelles. Dans sa plainte, cet homme dit avoir été "traité comme un larbin" pour des missions qu’il juge "dégradantes". Traité de "con", obligé de travailler "devant" son patron pour qu’il puisse vérifier ce qu’il faisait, ce salarié a fini par quitter le cabinet. "Une tyrannie malsaine" qui a "mis en péril notre équilibre familial", estime sa compagne dans la plainte de cet ancien collaborateur.

"J’espère que je te manque beaucoup"

À ces "conditions de travail asphyxiantes" s’ajoute ce qu’une ancienne collaboratrice n’hésite pas à qualifier, pour son cas, de harcèlement sexiste et sexuel. Antoine Vey "s’amusait à rapprocher son visage du mien jusqu’à ce que je le repousse. Il disait tester mes limites", raconte-t-elle dans son signalement à l’Ordre des avocats. Elle y affirme aussi avoir subi des "mains sur la cuisse" et des propos misogynes à répétition : "C’est bien quand elle est là mais surtout quand elle se tait", "C’est pas du dossier que j’ai envie de parler mais de tes petites tenues", "Tout le monde te mate, c’est normal avec ce pantalon".

Jusqu’à cette scène, lors d’un déplacement dans le sud de la France pour rencontrer un client. Antoine Vey insiste, selon elle, pour boire un verre en tête-à-tête. Elle accepte, décidée à le confronter pour mettre fin à ce harcèlement. "J’ai expliqué que son comportement me mettait mal à l’aise et que s’il y avait une raison pour laquelle il m’avait recrutée, autre que mes qualités professionnelles, alors je démissionnais", raconte cette avocate dans son signalement. D’après son récit, Antoine Vey lui répond alors : "95% des mecs qui te voient ont envie de te déglinguer. Oui, c’est un peu pour ça que je t’ai recrutée. Mais c’est de ta faute, tu te maquilles, tu mets des jupes, tu fais des sourires." Avant de tourner la conversation "en dérision".

Dans son signalement, l’avocate raconte aussi les messages d’Antoine Vey pendant ses congés ("Je te manque beaucoup ?") et les menaces proférées si elle dénonçait ses agissements. Informé d’une procédure disciplinaire dans un autre cabinet d’avocats, Antoine Vey lui dit "ce que je te fais, c’est pire" avant de menacer de "détruire" sa carrière si elle parle, affirme l’avocate.

"Je revis"

Après deux ans dans le cabinet, elle décide de démissionner. À l’été 2019, elle consulte un médecin, son corps a lâché : "J’étais épuisée, je pleurais, je n’arrivais plus à tenir mon portable dans la main", raconte-t-elle dans son signalement.

Un ancien collaborateur, joint par franceinfo, raconte son soulagement après son départ. "Je revis, j’ai retrouvé goût à plein de choses", dit-il. Pourtant, le jour où il annonce sa démission à son patron, Antoine Vey le menace : "Si j’apprends que tu as parlé à Libé [le journal Libération, auteur de la première enquête sur Antoine Vey], je paye un mec pour te coller une balle entre les deux yeux". "Cela m’a vraiment angoissé", raconte cet ancien salarié. Une peur encore présente aujourd’hui. "Je l’ai recroisé devant le palais de justice, j’ai eu la nausée, mal au ventre pendant une heure, alors qu’il ne pouvait plus rien me faire."

Contacté par franceinfo, l’avocat d’Antoine Vey dément fermement les accusations de harcèlement moral et sexuel formulées contre son client. "La question posée par ce dossier est celle du degré d’exigence dans les cabinets d’excellence", estime Me Emmanuel Marsigny. Une "exigence que la plupart de ces jeunes avocats qui se plaignent n’étaient pas capables de satisfaire", poursuit l’avocat qui estime que ces accusations ne reposent que sur "une dizaine d’anecdotes sur 10 ans de vie du cabinet"Il va demander mardi 18 novembre un report de l’audience prévue à 11h30. Pour ces faits, son client Antoine Vey risque des sanctions allant de l’avertissement à la radiation.

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