"Ce sont des gens pas forcément extrémistes" : une journaliste raconte son immersion au cœur de la sphère qui a propagé la rumeur sur Brigitte Macron

Dans "L'Affaire Madame", Emmanuelle Anizon, journaliste au "Nouvel Obs", dévoile une enquête dans le milieu qui a propagé la rumeur selon laquelle la Première dame serait une femme transgenre.
Article rédigé par franceinfo
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Brigitte Macron, le 10 novembre 2018 à Paris. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Une rumeur devenue une obsession. Depuis 2017 et l'élection d'Emmanuel Macron, des théories conspirationnistes essaiment régulièrement sur les réseaux sociaux clamant que Brigitte Macron, née Trogneux, serait en réalité une femme transgenre dont le prénom de naissance était Jean-Michel. Un vaste complot serait depuis à l'œuvre pour masquer ce changement d'état civil, à en croire cette rumeur qui s'est également déclinée en accusations, plus graves, de pédocriminalité portées contre la Première dame.

Le 12 septembre 2004, deux femmes qui avaient propagé sur internet cette rumeur, ont été condamnées jeudi par le tribunal correctionnel de Paris pour diffamation. Elles ont été condamnées à une amende de 500 euros avec sursis, ainsi qu'à payer un total de 8.000 euros de dommages et intérêts à Brigitte Macron, et 5.000 euros à son frère Jean-Michel Trogneux, tous deux parties civiles au procès, qui s'était tenu en juin dernier. 

Bien au-delà d'une anodine rumeur people, cette théorie traduit la défiance envers le pouvoir comme un véritable fait de société, comme le note la journaliste Emmanuelle Anizon, qui remonte aux origines de cette calomnie dans un ouvrage publié vendredi 22 mars : L'Affaire Madame, anatomie d'une fake news : le jour où la première dame est devenue un homme". Elle répond aux questions de franceinfo.

Franceinfo : A quand remonte la première formulation de cette théorie ?

Emmanuelle Anizon Tout commence le 10 décembre 2021 quand une personne qui s'appelle Natacha Rey, sur une chaîne YouTube complètement obscure tenue par une médium, explique travailler depuis trois ans pour démontrer que Brigitte Macron est une femme transgenre. Cette émission, contrairement à toute attente, est extrêmement relayée sur les réseaux sociaux, des centaines de milliers de fois. Et elle oblige Brigitte Macron à intervenir sur TF1 et sur RTL, début janvier 2022, soit un mois après, et à porter plainte pour diffamation. Il y a plusieurs ressorts à ce "succès". D'abord, ça touche le sommet de l'État et tout ce qui est lié aux élites et au sommet de l'État. Il y a une défiance absolument extrême, et là, on touche à la première dame. Donc ça éveille immédiatement l'intérêt.

Vous avez infiltré le milieu dans lequel est née cette rumeur, étudié le profil de ceux qui la diffusent. Qui sont-ils ?

Il y a ceux que j'appelle les "défiants". C'est important pour moi parce que quand on dit "complotiste", on se situe tout de suite dans le jugement. Les "défiants" englobent une plus grande variété de gens. On a tous vu pendant le Covid, dans nos familles, à quel point des gens autour de nous pouvaient avoir des niveaux de défiance différents. Il y a l'idée de 50 nuances de défiance. Il y a des gens qui ne sont pas forcément marginaux, qui ne sont pas forcément extrémistes. Au niveau social, aussi, c'est très divers. J'ai rencontré des gens très différents. Quelqu'un qui a travaillé dans une banque et qui a voté Emmanuel Macron en 2017, un assureur, un jeune entrepreneur de 28 ans qui fait de l'événementiel culturel... C'est très important de ne pas caricaturer. Ça attise aussi la curiosité des citoyens lambda. Parce que cette rumeur aujourd'hui, on en parle dans les dîners sur le mode de la rigolade. C'est quelque chose qui gagne des sphères autres que la sphère originaire. 

Comment s'explique la diversité de ces profils ?

Ce qui les réunit, et c'est là où c'est très actuel comme problématique, c'est qu'on n'est plus dans une grille d'interprétation droite-gauche. On est dans une grille d'interprétation de rejet des élites, de défiance extrême vis-à-vis des élites et des institutions aussi bien politiques que médiatiques. Il y a aussi un rejet de la mondialisation, notamment économique, et l'idée que ceux qui dirigent cette mondialisation dirigent contre les populations. C'est cela qui réunit tous ces gens. Si ces gens-là ont peur, sont défiants, ne croient plus dans ce qu'on leur raconte, c'est aussi parce qu'il y a eu d'énormes failles dans la transparence médiatique et politique, et on le paie cher aujourd'hui. Et dans cette idée que les élites sont mauvaises, il y a l'idée qu'elles sont dévoyées, qu'elles cachent la réalité de ce qu'elles font et de ce qu'elles sont, l'idée qu'elles mentent sur leur vraie nature.

"Ce qui les dérange véritablement dans l'idée que Brigitte Macron serait transgenre, c'est que ça voudrait dire qu'elle a menti, qu'elle a construit une fausse histoire."

Emmanuelle Anizon

à franceinfo

Quel est leur objectif en entretenant cette rumeur ?

C'est très variable. Natacha Rey est absolument sincère dans sa démarche : elle y a consacré une grande partie de ces dernières années et elle est persuadée qu'elle détient la vérité. Ce n'est pas quelqu'un de cynique qui fait ça pour des raisons de déstabilisation. Elle a très mal vécu la façon dont a été reçu son travail, la façon dont la justice et les médias l'ont traitée de complotiste et de transphobe. J'ai mis plusieurs mois à la décider à me rencontrer parce qu'elle était extrêmement méfiante. Autour d'elle, il y a plein de gens absolument sincères aussi dans leur recherche de vérité. Et puis, au-delà de ces gens, il y a évidemment une récupération politique. Cette rumeur a été relayée par Faits et Documents, un journal assez confidentiel classé à l'extrême droite, et est en lien avec les trumpistes américains. Là, le but, c'est effectivement de déstabiliser l'Etat. On voit aujourd'hui que les trumpistes américains utilisent cette affaire Brigitte Macron, on est donc vraiment dans quelque chose de totalement politique et géopolitique.

Pourquoi la rumeur persiste malgré son caractère absurde ?

La réalité est souvent imparfaite. Quand Natacha Rey demande un extrait de naissance, la mairie ne lui répond pas et lui dit que cet extrait de naissance n'existe pas, alors qu'il existe. Ça nourrit la défiance. Quand elle a vu la photo de mariage où le premier mari de Brigitte Macron est effacé parce qu'elle n'a pas envie qu'on revienne sur sa vie d'avant, ça nourrit complètement la défiance. Natacha Rey s'appuie sur ces silences, sur ces imperfections, sur toutes les petites failles pour en faire des preuves. Le dialogue est très compliqué parce qu’à chaque fois qu'on essaie de rationaliser, il y a ces imperfections parce que le monde n'est pas carré. Et chacune de ces failles est perçue comme un signe.

En publiant cet ouvrage, quelle réaction attendez-vous du grand public ?

Ce livre, j'aimerais bien que ce soit un pont qui permette d'échanger. Pour moi, le plus gros problème aujourd'hui, c'est qu'on n'a plus de dialogue. Il y a un fossé qui s'élargit. On voit bien que ces questions gagnent nos entourages, on ne peut pas continuer à faire semblant de se dire : finalement, tout ça, c'est loin et c'est une bande d'abrutis. J'ai un positionnement d'immersion, de raconter pour essayer de comprendre un phénomène de société dont on sent bien qu'il est de plus en plus important autour de nous et que la simple position de jugement ou de ricanement ne suffit pas. Je me dis que si je peux participer à expliquer le fonctionnement de l'intérieur d'une fake news, c'est utile. C'est le fond de ma démarche.

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