"La prostitution est le reflet de la société patriarcale"
Alors que la proposition de loi renforçant la lutte contre la prostitution arrive vendredi 12 juin en seconde lecture à l'Assemblée, Sophie Bouillon, journaliste, dresse le portrait de plusieurs prostituées, rencontrées au gré de ses reportages.
C'est l'ironie du sort : le jugement dans la médiatique affaire de proxénétisme dite du Carlton de Lille sera prononcé vendredi 12 juin, le jour où l'Assemblée nationale reprend l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre la prostitution. La pénalisation des clients et la suppression du délit de racolage sont les deux dispositions phares de ce texte. Effacées par le Sénat, elles ont été rétablies le 2 juin par les députés, en commission spéciale.
Autre hasard du calendrier, c'est dans ce contexte qu'est sorti, jeudi, le livre Elles, les prostituées et nous (éditions Premier Parallèle), de Sophie Bouillon, prix Albert-Londres en 2009. La journaliste raconte ses rencontres avec des femmes qui se prostituent, avec d'autres qui ont arrêté, mais aussi avec ceux qui sont de l'autre côté, les clients. Partie sur le terrain sans avis tranché sur le sujet, elle invite le lecteur à suivre "le déroulement de sa pensée". Pour comprendre son cheminement intellectuel et en savoir plus sur ces prostituées, francetv info l'a rencontrée.
Francetv info : Le débat sur cette proposition de loi est vif entre parlementaires. Mais comment les prostituées que vous avez rencontrées le vivent-elles ?
Sophie Bouillon : Toutes sont contre la pénalisation du client : la prostitution, c'est leur gagne-pain. Elles ne comprennent pas les allers-retours entre l'Assemblée et le Sénat. Elles évoluent dans un milieu hors du système, et ne lisent pas, ou peu, les journaux. Le débat leur passe un peu au-dessus de la tête. Seules les ex-prostituées sont favorables à la proposition de loi. En sortant de la prostitution, la plupart sont devenues abolitionnistes.
Mais à chaque fois que le débat revient sur le devant de la scène, en politique puis dans les médias, les prostituées le perçoivent, car les clients se font moins nombreux. Ils n'osent plus venir, car ils pensent que le texte sur la pénalisation des clients a été adopté. Depuis le début de l'examen de la proposition de loi fin novembre 2013, prostituées et clients se retrouvent au cœur de querelles politiciennes.
Justement, vous avez aussi rencontré des clients. Quel regard portent-ils sur ce débat ?
C'est vrai qu'ils sont au cœur du débat, mais on ne les entend pas. Dans mon livre, je donne la parole à deux d'entre eux, mais j'en ai rencontré beaucoup plus. Sur le moment, quand ils vont voir une prostituée, la pénalisation, ils n'y pensent pas. L'un d'eux a même osé me dire : "Il ne faut pas gâcher le plaisir des gens !" En dehors de cette remarque, il y a beaucoup de mal-être chez ces hommes. La plupart d'entre eux viennent parce qu'ils ont des problèmes sexuels.
Il ne faut pas croire que les clients vont disparaître parce qu'ils risquent une amende. Avec la pénalisation, la demande va se tasser, mais la prostitution existera toujours. C'est comme le cannabis : en France, son usage est illicite, mais certains en consomment toujours. Et comme la législation est différente dans certains pays voisins, il suffit de franchir la frontière pour y avoir accès en toute légalité. Personne, aujourd'hui, n'envisage une disparition totale de la prostitution. Le vrai débat, c'est : est-ce que notre société accepte ce système ? Est-ce qu'elle le cautionne ?
Comment, alors, faire progresser le débat et lutter contre la violence engendrée par la prostitution ?
J'ai fait des reportages autour de la prostitution dans trois pays : l'Afrique du Sud, où la prostitution est illégale ; la Suisse, où la prostitution est légale et réglementée par l'Etat ; et la France, où elle n'est ni illégale, ni autorisée, mais tolérée. Les trois modèles sont différents, mais tous sont hypocrites. Aucun système n'est idéal.
En fait, la prostitution est le schéma parfait de la société patriarcale : d'un côté, l'homme a l'argent, de l'autre la femme a la beauté. J'ai donc le sentiment que ce qui fait avancer le débat, c'est la prise de conscience des femmes. Les plus jeunes pensent que leur épanouissement sexuel est tout aussi important que celui des hommes. C'est cette conception de l'égalité entre la sexualité des hommes et celle des femmes qui fait progresser le débat.
Il y a aussi le fait que les femmes intègrent les cercles politiques. Si les parlementaires n'étaient que des hommes, le débat n'avancerait pas, car il y a une espèce de solidarité masculine, mais aussi une certaine gêne à aborder le sujet. Ils n'osent pas trop s'en mêler.
Ces femmes ont-elles réellement la possibilité de sortir de la prostitution ? N'est-ce qu'une question de volonté, ou sont-elles prises dans un engrenage dont il est quasi-impossible de sortir ?
Pour beaucoup de prostituées, financièrement, c'est très dur de décrocher. Certaines m'ont dit : "En un week-end, je gagne ce que j'ai gagné en un mois de ménage." Et puis, comment peuvent-elles justifier une absence d'activité de 10 ans dans leur CV ? On ne peut pas dire à un employeur qu'on s'est prostituée. Certaines ont aussi du mal à faire le deuil du regard que les hommes portent sur elles. Le fait de plaire leur manque quand elles quittent la prostitution.
Quitter la prostitution, c'est comme sortir de prison. Il faut tout faire pour ne pas replonger. C'est d'ailleurs l'aspect intéressant de cette proposition de loi, beaucoup moins médiatisé que la pénalisation des clients. Le texte propose d'accroître l'accompagnement associatif et de développer l'aide à la réinsertion des ex-prostituées, ainsi que l'accès aux droits des prostituées étrangères.
On parle "des" prostituées depuis le début de cette interview. Mais dans votre livre, elles sont toutes différentes. Illustrer les visages multiples de la prostitution, est-ce finalement l'objectif de votre livre, qui n'est pas une enquête, mais révèle pourtant les dessous de ce milieu ?
C'est une balade dans différents milieux de la prostitution. J'avais envie de m'adresser aux personnes qui ne connaissent pas cet univers. Je veux leur permettre de comprendre la place qui est donnée à ces femmes au sein de notre société. Les personnes qui s'expriment sur le sujet sont soit pour, soit contre. J'avais envie qu'on arrête de penser ainsi, c'est pourquoi je suis sortie de l'angle journalistique.
J'ai aussi écrit ce livre pour répondre à Camilla. Cette jeune femme française qui se prostitue le week-end au Venusia, un salon érotique au cœur de Genève (Suisse), m'a demandé ce que je pensais "de tout ça", et j'ai été déstabilisée par cette question, comme je l'explique au début du livre. Je pense qu'elle voulait juste entendre : "Je ne te juge pas."
Tout le monde a son opinion sur le sujet, alors qu'il est difficile de comprendre et de se mettre à la place d'une personne qui se prostitue. Par exemple, quand j'ai rencontré Precious [une ex-prostituée nigériane tombée sous l'emprise des réseaux mafieux], elle m'a demandé si j'avais déjà eu faim. J'ai répondu : "Non, pas vraiment." "Alors, tu ne peux pas comprendre", a-t-elle rétorqué. C'est vrai, à sa place, je ne sais pas ce que j'aurais fait.
Le point commun entre les femmes qui se sont confiées à moi, c'est leur passé, empreint de violences et d'abus sexuels. Avant de se prostituer, elles avaient déjà différencié leur corps de leur esprit. Entrer dans la prostitution ne représente qu'un pas de plus pour elles.
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