Fonds Marianne : ce qu'il faut retenir du rapport accablant sur la subvention attribuée à l'association de Mohamed Sifaoui
La polémique sur la gestion du fonds Marianne ne s'est pas éteinte, plus de deux mois après les premières révélations de France 2 et Marianne sur l'attribution de subventions à des associations censées soutenir des programmes en ligne de lutte contre le "séparatisme" après l'assassinat de Samuel Paty. Mardi 6 juin, un premier rapport accablant a été publié par l'Inspection générale de l'administration (IGA) concernant la plus importante des sommes versées, dont a bénéficié l'USEPPM, une association codirigée par l'ancien journaliste Mohamed Sifaoui. Dans la foulée, le préfet Christian Gravel a démissionné de la tête de l'organisme qui supervisait le fonds Marianne.
L'IGA avait été saisie par la secrétaire d'Etat à la Citoyenneté, Sonia Backès. Le cabinet de Marlène Schiappa, qui occupait ce poste lors de la mise en place du fonds, assurait alors que l'enquête permettrait "de faire toute la lumière et de déterminer en toute transparence les conditions de fonctionnement et d'attribution de ces subventions". En attendant un second rapport sur le reste des subventions, prévu fin juin, franceinfo vous résume le premier volet des conclusions de l'IGA.
Des questions sur le processus d'attribution des subventions
Parmi les 2,5 millions d'euros de dotation de ce fonds lancé en 2021, 355 000 euros ont été attribués à l'Union des sociétés d'éducation physique et de préparation militaire (USEPPM), le plus important bénéficiaire. Dans son rapport, l'IGA épingle le "traitement privilégié réservé à cette association" par le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), dirigé par Christian Gravel et chargé de gérer le fonds Marianne. L'enquête de France 2 pointait la proximité entre ce dernier et Mohamed Sifaoui, principal porteur du projet de l'USEPPM.
"L'appel à projets n'a été ni transparent ni équitable", tranche l'IGA dans son rapport. Plusieurs projets lauréats, dont l'USEPPM, ont ainsi été réorientés vers le fonds Marianne après avoir fait une précédente demande de subvention dans un autre cadre. Dans le cas de l'USEPPM, le rapport relève qu'un de ses dirigeants avait été reçu à plusieurs reprises par le cabinet de Marlène Schiappa, et avait été encouragé à développer une initiative de "contre-discours" en ligne.
Le dossier de l'association a manifestement surmonté des réserves importantes exprimées à plusieurs reprises lors de son examen : le secrétaire général adjoint du CIPDR jugeait la somme demandée (635 000 euros) "hors de proportion", d'autant qu'elle représenterait la "seule ressource" de l'association, et un de ses agents qualifiait le projet de "peu réaliste". Le CIPDR a également ignoré que l'objet de l'association, créée en 1885, était éloigné de la lutte contre le "séparatisme" : elle est censée favoriser "l'entraînement préparatoire des jeunes en fonction des besoins de l'armée", notamment par l'éducation physique. De ce fait, "l'USEPPM n'était pas éligible au bénéfice d'un financement" qu'elle a pourtant reçu.
Une utilisation discutable de l'argent alloué
Dans son enquête, France 2 soulignait que le projet "i-Laïc" de l'USEPPM, consistant à diffuser en ligne un discours de défense de la laïcité et de lutte contre l'islam radical, notamment, avait eu un maigre bilan. L'IGA arrive à la même conclusion : "Le volume et la qualité des publications" (451 communications sur différents comptes, 8 articles sur un site internet) sur les réseaux sociaux et internet sont inférieurs à la production prévue."
En outre, les rapporteurs s'émeuvent de la façon dont l'argent a été dépensé. Des locaux loués sur la prestigieuse avenue Montaigne "n'ont été que très peu sollicités", au point qu'un salarié ignorait leur existence. La mission a "identifié des doublements de salaires", "certains mois", pour les deux principaux porteurs du projet, dont le président de l'USEPPM, dont l'activité à mi-temps se limitait pourtant à la gestion administrative.
L'IGA conteste aussi le financement de 11 abonnements téléphoniques mobiles, dont neuf n'ont jamais été utilisés, et conteste l'explication selon laquelle ils devaient servir à "ouvrir des comptes multiples sur les réseaux sociaux" : "Pour mémoire, une simple adresse mail, gratuite, suffit", tranche le rapport. Celui-ci observe que, sur les 355 000 euros promis à l'USEPPM, seuls 266 250 ont finalement été versés. Mais l'IGA préconise de demander le remboursement de la moitié de cette somme.
De possibles infractions pénales relevées
Début mai, le Parquet national financier a ouvert une information judiciaire, notamment sur des soupçons de détournement de fonds publics, d'abus de confiance et de prise illégale d'intérêts. Au terme de sa mission, l'IGA dit avoir signalé à la justice d'autres "irrégularités, susceptibles de revêtir le caractère d'infraction pénale et de faute disciplinaire".
Elle cite notamment l'infraction de "faux et usage de faux", la liste des administrateurs versée au dossier de candidature ne mentionnant pas "l'identité d'un des porteurs du projet, pourtant administrateur". Elle s'interroge également sur le fait que les doubles salaires versés certains mois aient été déclarés ou non.
Un service gouvernemental vivement critiqué, Marlène Schiappa peu évoquée
Notamment saisie pour évaluer l'action du CIPDR dans cette affaire, la mission de l'IGA est très critique envers ce service gouvernemental, qui n'avait jamais mis en place un tel fonds auparavant et qui "n'a pas accompli les diligences nécessaires au bon suivi de l'exécution de la subvention versée à l'USEPPM". Parmi les griefs retenus, le rapport souligne que des "alertes spécifiques" au sujet de l'association, formulées par l'agent chargé du projet, "n'auraient pas été prises en compte". Un "défaut de vigilance" qui s'est poursuivi, une fois la subvention attribuée, par un "suivi insuffisant" de l'exécution réelle du projet financé, alors même qu'un agent du CIPDR signalait des difficultés "à contacter les porteurs du projet 'i-Laïc'".
"Sur l'ensemble du processus, en amont comme en aval", l'IGA note "une carence grave" de la part de "l'encadrement supérieur d'un service d'administration centrale chargé de veiller à l'affectation conforme des deniers publics", résume-t-elle. Après la publication du rapport, Christian Gravel, secrétaire général du CIPDR, a "souhaité remettre sa démission, qui a été acceptée", a annoncé mardi le ministère de l'Intérieur.
Le rapport administratif ne se penche pas directement, en revanche, sur les responsabilités éventuelles de Marlène Schiappa, en tant que ministre déléguée à l'origine de la création du fonds Marianne. L'IGA note que les témoignages concordent sur le fait qu'elle "s'est effacée du processus, une fois passé le lancement officiel de l'appel à projets". Toutefois, le comité de sélection des bénéficiaires du fonds, dont la composition exacte reste floue, comprenait au moins deux de ses conseillers et son directeur de cabinet, Sébastien Jallet. Ce dernier présidait aussi une réunion de suivi, en décembre 2021, durant laquelle "aucune alerte particulière ne semble avoir été exprimée".
L'audition du haut fonctionnaire devant la commission d'enquête du Sénat, mercredi, est venue contredire le rapport de l'IGA. Interrogé sur une intervention de Marlène Schiappa après la réunion du comité de sélection pour retirer une subvention de 100 000 euros accordée à un projet, Sébastien Jallet a confirmé qu'il y avait "bien eu, pour un [des] lauréats, une infirmation de la ministre". Selon Mediapart, il s'agirait de SOS Racisme, dont le président, Dominique Sopo, "était dans le collimateur de la ministre déléguée pour avoir plusieurs fois critiqué sa stratégie de communication", écrit le média d'investigation. Marlène Schiappa sera entendue par la commission d'enquête le 14 juin.
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