Philippe Layat, éleveur exproprié et "dégoûté" par le Grand Stade de Lyon
A l'occasion du Salon de l'agriculture, francetv info est allé à la rencontre d'agriculteurs qui ont été sous le feu des projecteurs.
Impossible de rater l'entrée de sa ferme. Le portail et les murs donnant sur la rue sont recouverts d'inscriptions dénonçant "l'injustice" qui lui est faite. Il a aussi accroché des pattes de poules et des crânes de moutons "pour conjurer le mauvais sort". En vain.
Philippe Layat habite un lambeau de campagne grignoté par une ville qui ne cesse de s'étendre. A Décines, dans l'agglomération lyonnaise, l'éleveur a été exproprié, victime collatérale du chantier du futur Grand Stade de Lyon et de l'OL Land, ce complexe de loisirs et de bureaux rêvé par le patron de l'Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas. L'une des routes qui mènera au site coupe ses terres en deux. D'un côté sa ferme, de l'autre les pâturages de ses moutons.
Depuis l'annonce de son expropriation, en 2012, il n'a cessé de se battre contre le Grand Lyon, la communauté urbaine responsable des travaux de voirie. Il a même fini en garde à vue. Trois fois. La faute à un caractère bien trempé. Avec son avocat Etienne Tête, également conseiller municipal et régional Europe Ecologie-Les Verts, il a épuisé tous les recours. Les travaux, eux, avancent inexorablement. Tout doit être prêt pour l'Euro 2016 de football.
A bientôt 60 ans, l'homme est "dégoûté", "dépité". Grand, maigre, cheveux en bataille, moustache en berne, barbe de trois jours, jean troué, blouson délavé et rapiécé... sa mine est aussi fatiguée que sa mise. Il fume cigarette sur cigarette, qu'il roule dans une petite boîte métallique.
"On dirait Verdun"
Dans la cour, son chien, attaché à une longue chaîne, se gratte les côtes. Des épaves de voitures et de camionnettes s'entassent. Des fleurs en plastique fanées ornent les jardinières - la faute au chien qui déterrait les vraies. Dans le poulailler, les poulets et les oies donnent de la voix "pour emmerder les voisins".
Ses quatre ânes ont perdu l'un de leur pré. Il sera transformé en bassin de rétention pour les eaux de pluie. Pour l'instant, c'est un grand trou boueux avec des barrières de chantier tout autour. "On dirait Verdun", se lamente-t-il, une pointe d'accent lyonnais dans la voix.
"Quand t'as une grande gueule, pourquoi tu la fermerais ?"
Les moutons, une cinquantaine, sont entassés dans leur bergerie. "Ils sont séquestrés, comme moi", lâche Philippe Layat. "Avant, ils étaient heureux, ici. Ils avaient une belle pelouse toute verte sur toute la longueur. Ils montaient se mettre à l'ombre sous les arbres, ils pouvaient redescendre pour boire. Ils n'étaient pas stressés. Ils étaient super bien." Le vent soulève des nuages de poussière terreuse. Parfois, Philippe Layat invective les ouvriers d'Eiffage. "Quand t'as une grande gueule, pourquoi tu la fermerais ?", tranche-t-il en riant. Il a le tutoiement facile.
Aujourd'hui, ses bêtes doivent emprunter un tunnel de tôle ondulé, enterré sous la route en construction, pour aller de la bergerie à leur prairie. Le passage est envahi par une épaisse boue collante qui a ruisselé jusque-là. Philippe Layat le compare à "un rectum avec de la dysenterie dedans". L'homme a le sens de la formule. Et un goût prononcé pour l'humour cru et imagé de Jean-Marie Bigard et Coluche.
Pour que ses moutons ne s'embourbent pas, il a obtenu qu'on leur installe un tapis de gazon synthétique. Las, ils ne veulent passer que dans un sens : du pré à la bergerie. "Ils ont peur. C'est noir là-dedans", plaide-t-il. "Ça ne peut plus durer. Si les moutons n'arrivent pas à passer par le tunnel, je les mènerai par la route", menace-t-il. Il l'a déjà fait, au grand dam des gendarmes qui ont dû faire la circulation. L'éleveur, lui, multiplie les constats d'huissier, pour preuves de son préjudice.
Des moutons au "régime sec", "comme en prison"
Les animaux bêlent. C'est l'heure du repas. Ils sont au "régime sec", "comme en prison", "comme des bêtes élevées en batterie". Philippe Layat dispose des mangeoires dans la cour de sa ferme et verse des granulés de luzerne déshydratée. Les moutons en engloutissent deux sacs par jour. Il lui en coûte 10 euros par sac, et "ça ne vaut pas la bonne herbe", se désole-t-il.
Les agneaux les plus jeunes restent dans le fond de la bergerie avec les brebis. Ce matin de février, il a trouvé deux petits morts, abandonnés à la naissance par leurs mères. "Tout ça pour les milliardaires du pousse-ballon. Ils n'ont vraiment pas de cœur, ces gens-là."
"Il faut payer la terre à son juste prix"
Un voisin venu l'aider prend sa défense : "C'est un scandale, un vol. Il faut payer la terre à son juste prix." Philippe Layat a perdu 9 des 25 hectares qu'il possédait. L'indemnisation est d'un euro du mètre carré, 90 000 euros en tout, parce qu'il s'agit de terrains agricoles. Il enrage. D'autres ont touché 40 euros du mètre carré, certains jusqu'à 300 euros, parce que leurs terrains étaient classés en zone à future urbanisation. "L'argent, je ne l'ai pas touché. Je suis intègre", assure l'éleveur.
Philippe Layat rentre dans sa maison, "la tanière du renard". Les cendres du poêle à bois recouvrent tout d'une pellicule grise. Aux murs, des oiseaux empaillés et des coupures du Progrès racontent ses faits d'armes. L'agriculteur en lutte est aussi détective privé depuis près de 30 ans. De quoi arrondir les fins de mois. "Beaucoup d'agriculteurs ont un double emploi", se défend-il. La médiatisation l'a cependant "desservi", affirme-t-il.
Des 80 expropriations liées au Grand Stade, la sienne a été la plus médiatisée. Page Facebook, pétition sur internet... il a récolté des centaines de milliers de soutiens, virtuels ou non. Il a même été sacré Lyonnais de l’année par Lyon Mag en 2014. "Maintenant que mon champ est bétonné, ça me fait une belle jambe. C’était avant qu’il fallait qu’ils viennent faire des actions." Certains l'ont fait. Des zadistes. C'était en 2012, et cela n'a pas duré. "Des écolos et des cocos", "des hippies", "des cafards qui ne servent à rien", crache l'éleveur, expliquant : "On n'est pas de la même obédience, on ne peut pas s'entendre."
"Je suis né ici, je mourrai ici"
Philippe Layat vit seul dans la ferme familiale. "C'était magnifique ici, quand j'étais petit. Le 14 juillet, on montait en haut du champ regarder le feu d'artifice", se souvient-il. Depuis, les arbres ont poussé. Les immeubles aussi. Ses trois frères et sœurs ont choisi une autre vie. "Ça fait 400 ans que ma famille vit ici. Je suis né ici, je mourrai ici", promet-il.
En attendant, "je survis". "Si je prends ma retraite, je ne touche plus que 600 balles. Et je n'ai le droit de garder que deux hectares. Sinon, libre à moi de travailler jusqu'à ce que je crève. Mais dans ces conditions, à quoi bon ? Je ne suis plus maître de mes terres, je me les fais piquer." Son histoire est devenue le sujet d'un film : un documentaire intitulé Le Cauchemar de Philippe Layat. Philosophe, il cite François de Sales : "La plus lâche de toutes les tentations est celle du découragement."
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