"Mentalement, il faut être très fort pour s'en sortir" : comment les footballeurs noirs tiennent tête au racisme en Russie
La Coupe du monde se déroule dans un pays où les cris de singes et les jets de bananes se sont multipliés ces dernières années. Nous avons interrogé plusieurs joueurs qui y ont été confrontés.
L'image de pays raciste colle à la Russie. En 2017, les violences à caractère raciste ont fait 71 blessés et 6 morts dans le pays, sans compter les ratonnades de Caucasiens, autres cibles des suprémacistes slaves, selon le décompte de l'association Sova. Une réalité qui a largement débordé ses terrains de football.
C'est en Russie que l'immense star brésilienne Roberto Carlos a reçu une banane en plein match, en 2011. Là où l'Ivoirien Yaya Touré a été accueilli par des cris de singe lors d'un match de Ligue des champions en 2013. Là où le Gabonais Guelor Kanga a été sanctionné pour avoir répondu à des chants racistes par un geste obscène, en 2014. Là aussi où plusieurs joueurs de l'équipe de France ont essuyé des quolibets racistes lors d'un match amical, le 27 mars 2018.
Dans ces conditions, à quoi ressemble la vie d'un footballeur noir en Russie ? A l'occasion du début de la Coupe du monde, nous avons posé la question à des joueurs qui ont évolué dans le championnat russe.
"Tout était autorisé en tribune, ou presque"
Jerry-Christian Tchuissé, international camerounais, fait partie de la poignée de pionniers partis tenter l'aventure russe quand Boris Eltsine a ouvert les frontières du pays. "Je suis arrivé en Russie en 1997, se souvient-il. Les gens sortaient à peine du communisme et beaucoup n'avaient manifestement jamais vu un Noir." L'arrière droit roule sa bosse dans les meilleurs clubs du pays, notamment le Spartak Moscou au début des années 2000. Même les artères de la capitale ne sont pas sûres pour une personne de couleur : "J’évitais trop de me promener dans la rue. Une fois, je me baladais avec ma compagne et deux mecs se sont rapprochés et ont commencé à se frotter à nous… Je leur ai parlé en russe, et d’autres personnes m’ont reconnu, mais que ce serait-il passé si je n’étais pas un joueur du club ?"
Dans ces années-là, le nombre de joueurs noirs augmente de façon exponentielle dans le championnat russe. Les cris de singe et les jets de bananes aussi. "Jusqu'à très récemment, tout était à peu près autorisé en tribune, sauf d'y afficher une croix gammée", souligne Ronan Evain, universitaire spécialiste du hooliganisme russe. Les mêmes supporters peuvent acclamer un Noir qui porte les couleurs de leur club et conspuer son adversaire, noir aussi, s'il a le malheur d'évoluer côté adverse.
Quand on interroge le Sénégalais Pascal Mendy sur son passage au Dynamo Moscou (2003-2006), qui sera suivi d'un séjour dans les ex-satellites soviétiques lituaniens et biélorusses, de mauvais souvenirs lui viennent aussitôt.
Les cris de singe, bien sûr que j’en ai entendu. Les gars faisaient 'hou hou' dès que je touchais la balle... On m'a lancé des bananes aussi. Mentalement, il faut vraiment être très fort pour t’en sortir.
Pascal Mendyà franceinfo
"C’était une bagarre permanente, poursuit-il. Et pas que sur le terrain, mais dans les restos, dans le métro, à l’arrêt de bus... Toutes les semaines, ou presque."
Saint-Pétersbourg, terre hostile
Le stade du Zénith Saint-Pétersbourg est le pire cauchemar de ceux qui sont dans le viseur des suprémacistes blancs. Le club n'a jusqu'à présent jamais recruté de joueur africain et ses supporters ont longtemps bloqué tout recrutement de joueurs de couleur. Jusqu'à l'arrivée des pétrodollars et de quelques stars métissées brésiliennes ou belges, qui ont un peu fait passer la pilule. C'est précisément dans ce stade que Pogba, Dembelé et les autres Tricolores ont essuyé des cris de singes lors du Russie-France amical de mars dernier. Tout sauf un hasard.
Quand on se déplaçait à Saint-Pétersbourg, le coach me disait : 'Toi, tu ne sors pas.' J'étais contraint de rester à l’hôtel pendant la promenade d'avant-match. Je ne mettais pas un pied en ville, sauf à l’aéroport, après avoir filé du stade en bus.
Pascal Mendyà franceinfo
A l'époque, les ultras du Zénith rêvent vraiment d'un monde 100% blanc. Au point de boycotter les déplacements aux confins de la Russie, quand on quitte la sacro-sainte terre slave pour le Caucase ou les marches de l'Asie centrale.
"Ça m’est arrivé de répondre aux provocations sur le terrain, ce qui m'a valu quelques cartons", raconte Pascal Mendy. Saint-Pétersbourg est le lieu de sa "pire expérience" en la matière. "D’entrée de jeu, un ramasseur de balles refuse de me redonner le ballon qui était sorti, se remémore-t-il. Je lui envoie un ballon dessus, je prends un jaune. Le public m’avait mis une telle pression, j'étais tellement énervé que quelques minutes après, j’ai découpé Andreï Archavine [célèbre meneur de jeu russe], les deux pieds décollés du sol. Je n’ai pas maîtrisé mon geste. On disputait à peine la 20e minute de jeu. Carton rouge. On a finalement perdu 1-0. Après un silence, il reprend : Quelque part, leur plan a fonctionné ce jour-là."
"Au bout d'un mois, je voulais partir"
Ce genre d'incidents se produit encore régulièrement dans le championnat russe, même s'ils ont perdu leur visée politique. "Pour la plupart des idiots qui lancent des cris de singe dans les tribunes, c'est une manière folklorique de déstabiliser l'adversaire", constate Ronan Evain. Ce qui a aussi changé, c'est la manière dont les autorités réagissent. "Il y a quelques années, quand elles ne niaient pas purement et simplement le problème, les autorités hurlaient à la russophobie, comme lors des incidents de Marseille pendant l'Euro 2016."
Même type d'œillères chez les dirigeants de club, comme en témoigne l'infortuné Pascal Mendy : "Au bout d’un mois au Dynamo Moscou, je suis allé voir mon président, et je lui ai dit que je voulais partir. Il m’a répondu : 'Pas question, tu as signé un contrat de quatre ans.' Tout ce qu’ils ont fait, c’est de me donner un chauffeur. Comme mon agent était russe, je lui demandais à partir, lui me disait qu’il y travaillait, mais je ne voyais rien venir."
"Ce n'est plus trop un sujet de conversation"
L'attribution de la Coupe du monde à la Russie, en 2010, change peu à peu la donne. En 2018, après les cris de singes de Saint-Pétersbourg lors du match des Bleus, la fédération russe a ouvert une enquête (la Fifa a par ailleurs infligé une amende de 25 000 euros à la fédération russe). Autre signe, le Spartak Moscou a écopé d'une fermeture partielle de tribune après des incidents racistes en avril, une première en Russie. Gros bémol : l'amende ridiculement faible infligée au club, à peine 1 300 euros. Le témoignage de Florent Sinama-Pongolle, deux ans à Rostov entre 2012 et 2014, va néanmoins dans le sens d'un certain apaisement : "Lors de mon passage là-bas, je n’ai pas eu de problème lié au racisme, que ce soit sur le terrain ou en dehors. Ce n'est plus trop un sujet de conversation entre les joueurs désormais."
Les chiffres compilés par l'association antiraciste Fare le confirment : les incidents racistes dans les tribunes existent pourtant toujours. Mais ils visent en priorité les populations caucasiennes (de nombreux joueurs géorgiens, azéris ou arméniens évoluent dans le championnat), quand il ne s'agit pas de tendre le bras pour manifester son amour immodéré pour les idées du IIIe Reich.
Avis aux supporters des équipes africaines au Mondial, la Russie ne compte que 40 000 Noirs sur 140 millions d'habitants. Jean-Jacques Bougouhi, deux ans de championnat russe au compteur entre 2015 et 2017, se souvient de scènes plutôt cocasses : "Je jouais à Armavir, une petite ville [200 000 habitants, tout est relatif] où ils n'avaient jamais vu de Noir."
Quand je me promenais dans la rue, les gens venaient me toucher ou prendre des photos avec moi. Ce n'était pas méchant, un peu envahissant peut-être...
Jean-Jacques Bougouhià franceinfo
La sélection nationale, tabou absolu
Si la situation s'améliore timidement, il n'en demeure pas moins que certaines lignes rouges ne sont toujours pas franchies. Jerry-Christian Tchuissé, qui jouait pour l'équipe de Novorossiisk, avait fait tellement forte impression lors d'un match contre le Spartak qu'il avait été approché par l'équipe de la capitale pour porter le maillot rouge et blanc. S'ensuit une naturalisation express – "décret signé de la main de Vladimir Poutine", s'amuse l'actuel entraîneur de l'AS Villaret, au Mans – et une préconvocation dans l'équipe nationale (surnommée la Sbornaya) pour un stage avec les stars comme Alexander Mostovoï ou Valeri Karpine. Et puis... plus rien : "Ça ne s'est pas fait."
Imaginez à l’époque un Noir jouer pour la Sbornaya, c’était compliqué. J'aurais bien voulu jouer pour la Russie, mais on m'a forcé à faire un autre choix.
Jerry-Christian Tchuisséà franceinfo
Il s'interrompt. "Je préfère ne pas trop en parler." Aux derniers Jeux olympiques de Pyeongchang, on a pu voir plusieurs Coréens défendre les couleurs de la Russie en patinage de vitesse. "Aux yeux de bien des Russes, leur cas est acceptable et pas celui de Tchuissé, note Ronan Evain. C'est bien qu'il y a encore une gêne quelque part."
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