Football : plus de matchs, peu de récupération, fatigue mentale, blessures en pagaille... Pourquoi les meilleurs joueurs menacent de faire grève
A l'aube de la deuxième journée de la Ligue des champions, les positions défendues par les principaux acteurs de la compétition européenne ne varient pas d'un iota. Le ras-le-bol est généralisé chez les joueurs et les sorties contre le "calendrier surchargé", les "saisons à rallonge sans périodes de repos" et les "risques de blessures" se multiplient.
Regrettant d'être peu, voire pas consultés, considérés comme des variables d'ajustement par les instances, de nombreux joueurs de premier plan évoluant en Europe et régulièrement appelés en sélection nationale ont décidé de taper du poing sur la table. "On voit qu'il y a de plus en plus de blessures à cause du manque de repos. Ça fait trois ou quatre ans qu'on le dit et personne ne nous écoute", a souligné Jules Koundé.
"Tout le monde en a assez", a tranché Alisson, le gardien brésilien de Liverpool. "Cela n’a aucun sens, on ne peut pas jouer 72 matchs, il est impossible de maintenir le même niveau avec autant de matchs et de déplacements", a ajouté le Madrilène Dani Carvajal... Alors que des actions en justice ont été entamées par les syndicats, le champion d'Europe espagnol Rodri a endossé le costume de leader : "Si cela continue comme ça, on n'aura pas d'autres choix" que de faire grève, confiait-il le 17 septembre en conférence de presse.
Manchester City pourrait atteindre 75 matchs cette saison
L'augmentation du nombre de rencontres, dénoncée par les footballeurs, est au cœur du problème. Mais l'UEFA et la Fifa, qui s'appuient sur un récent rapport de l'Observatoire du football CIES, assurent qu'elle n'est pas réelle. "Entre 2012 et 2024, le nombre moyen de rencontres par club et saison est resté stable juste au-dessus de 40 (42,4 pour 2023-2024)", est-il précisé, non sans rappeler que "40 des ligues les plus compétitives au monde" sont analysées. De quoi lisser la moyenne plus haute des meilleures équipes européennes.
Si l'on s'attarde simplement sur l'exercice actuel, le calendrier de ces équipes gonfle vite. Avec la nouvelle formule de la Ligue des champions, il y a désormais huit rencontres et non plus six avant la phase à élimination directe, elle-même alourdie par un tour de barrage. Sans compter la Coupe du monde des clubs, où 32 équipes, dont 12 européennes, s'affronteront pendant un mois à l'été 2025 aux Etats-Unis.
Ce sont les joueurs de Manchester City qui pourraient connaître la saison la plus dense. En allant au bout de toutes les compétitions dans lesquelles ils sont engagés (championnat, Coupe d'Angleterre, Coupe de la Ligue, Community Shield, Ligue des champions, Coupe du monde des clubs), les champions d'Angleterre pourraient disputer 75 matchs. Un chiffre qui pourrait grimper à 85 pour les internationaux appelés avec leurs sélections nationales pour la Ligue des nations et les éliminatoires de la Coupe du monde 2026.
Ces 20 dernières années, des grands clubs comme le Real Madrid ou Manchester United ont déjà connu des calendriers aussi denses (66 matchs en 2001-2002 pour les Merengues, 66 également en 2008-2009 pour les Red Devils et jusqu'à 71 en 2020-2021 lors de la période Covid). Mais les saisons à plus de 60 matchs restaient rares (six sur les 20 dernières pour le club mancunien, cinq pour les Madrilènes).
De jeunes joueurs de plus en plus sollicités
Les motifs d'inquiétude sont toutefois bien plus nombreux et ne se limitent pas à la hausse du nombre de rencontres, selon un rapport de la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels (FIFPro), pour lequel 1 500 joueurs ont été interrogés afin de déterminer un suivi précis de leur charge de travail.
Les données sont préoccupantes, explique Vincent Gouttebarge, chef du service médical du principal syndicat de joueurs : "Nous nous sommes aperçus que ceux engagés en coupes d'Europe et en sélections nationales la saison dernière avaient en moyenne moins d'un jour off par semaine et passaient 88% de leur temps dans un environnement de travail (match, entraînement, trajets avec des fuseaux horaires différents, soins...)."
Celui qui dirige également le groupe de travail sur la santé mentale du Comité international olympique s'inquiète d'une fatigue psychologique accrue chez bon nombre de joueurs, qui peuvent avoir du mal à maintenir un équilibre social et familial. C'est l'une des raisons qui avaient poussé Raphaël Varane à prendre sa retraite internationale à la fin du Mondial 2022, en plus de blessures récurrentes.
L'annonce de sa retraite professionnelle, à 31 ans seulement, le 25 septembre, laisse-t-elle présager de carrières plus courtes à l'avenir ? "Aujourd'hui, les jeunes commencent de plus en plus tôt, sont exposés à un nombre de matchs très élevé qui peut avoir des conséquences au niveau mental, musculaire et articulaire", relève Vincent Gouttebarge.
Quand, en 1996, David Beckham disputait le 54e match de sa carrière à 21 ans, son compatriote Jude Bellingham en est, lui, à 251. Même des talents générationnels précoces comme Cristiano Ronaldo ou Lionel Messi étaient loin de tel rythmes, au début des années 2000 (191 matchs pour le Portugais, 128 pour l’Argentin).
Ancien préparateur physique de Lille, du Celtic, de l’équipe de France championne du monde en 2018 et du Real Madrid sous Zinédine Zidane, Grégory Dupont a été l'un des premiers à s'intéresser au lien entre nombre de matchs et récupération. "Au Celtic, je voyais les joueurs enchaîner tous les trois jours, raconte-t-il. L'étude que j'ai menée en 2010 a montré qu'il y avait six fois plus de blessures quand les joueurs avaient moins de quatre jours de récupération, et que c'était l'ischio-jambier qui était le plus touché, étant un muscle qui se fatigue davantage."
"Faire jouer toujours les mêmes joueurs, à un moment donné, ça ne tient plus. Il faut faire tourner, réglementer. Si les coachs sont bienveillants, il y a parfois une contrainte de résultat qui ne laisse pas vraiment le choix. Dans le rapport de la FIFPro, 78% des coachs disent qu'ils font jouer des joueurs dont ils savent qu'ils ne sont pas à 100%."
Grégory Dupont, ancien préparateur physique de l'équipe de France et du Real Madridà franceinfo: sport
En parallèle, l'intensité des matchs au très haut niveau a également progressé au fil des années. Une étude médicale de 2023 met en avant l'augmentation de 30% du nombre de sprints et d'efforts explosifs (pressing, accélérations) en l'espace de dix ans, générant plus de dommages musculaires. Des analyses épidémiologiques menées par l'UEFA ont expliqué que deux tiers des blessures contractées par les footballeurs avaient lieu sans contact.
En plus de ce cocktail déjà détonant, le temps de jeu effectif est devenu, lui aussi, plus important, même si des ajustements ont été réalisés récemment, comme les cinq remplacements autorisés ou l'absence de temps additionnel supérieur à dix minutes dans les compétitions de l'UEFA cette saison, allant à rebours de ce qui avait été décidé par la Fifa depuis la Coupe du monde 2022.
Des entraînements pour récupérer plutôt que progresser ?
"La problématique des blessures chez les footballeurs est multifactorielle. Je dirai aussi que c'est dû à un entraînement pas toujours adapté, voire moins d'entraînement, analyse Olivier Allain, préparateur physique qui s'est occupé de plusieurs d'entre eux. Pour en avoir discuté avec certains analystes, capables de tout mesurer, ils mettaient parfois en avant le fait que certains joueurs ne travaillaient pas assez lors des séances. Beaucoup aiment les matchs, la compétition, et c'est là où il peut y avoir un décalage entre les exigences requises sur le terrain et ce qu'ils vont produire à l'entraînement."
L'argument tient d'autant plus quand le calendrier s'épaissit et contraint les staffs à alléger leurs séances avec des petits toros, du réveil musculaire, des jeux sans intensité... Pour compenser, la plupart des meilleurs joueurs ont désormais leur propre préparateur physique et kinésithérapeute à l'extérieur du club et une salle de gym aménagée à domicile pour s'entretenir et optimiser leur récupération.
Le métier de préparateur physique dans un club n'est plus le même, confirme Grégory Dupont : "Quand j'ai commencé à la fin des années 1990, mon objectif était de développer le potentiel physique de chaque joueur en fonction de ses aptitudes et ses manques", analyse celui qui est également président de l'agence Felis, spécialisée dans l'accompagnement des clubs et des joueurs dans leur approche de performance.
"Aujourd'hui, l'enjeu est de tout faire pour éviter la blessure, sinon ça se retourne contre vous. On ne regarde pas si le joueur progresse, on fait de la prévention."
Grégory Dupont, ancien préparateur physique de l'équipe de France et du Real Madridà franceinfo: sport
Des experts sollicités par la FIFPro ont estimé qu'un cadre de 55 matchs par saison maximum par joueur devrait être fixé pour éviter le trop-plein. Un chiffre mentionné dès 2016 dans un groupe de travail organisé par la Fifa, se souvient Vincent Gouttebarge : "On avait décomposé les 52 semaines de l'année en considérant qu'avec une trêve estivale (au moins quatre semaines), une trêve hivernale avec une petite préparation physique (deux à trois semaines) et cinq semaines l'été lors de la pré-saison, il restait 40 semaines pour planifier des matchs, soit environ neuf mois et demi. Sur une série de quatre semaines, on estime qu'il faudrait avoir un maximum de six matchs. Les données scientifiques doivent venir appuyer cette réflexion, mais c'est ce qui explique ce seuil de 55 matchs pour préserver l'intégrité des footballeurs."
Le nouveau paramètre climatique
La piste d'une liste de joueurs protégés après les matchs en équipes nationales et qui n'enchaîneraient pas tout de suite avec leurs clubs pourrait également être étudiée. Le rugby français s'est engagé dans cette voie dans le cadre de la convention entre la Fédération française et la Ligue nationale. Mais ces derniers mois, un autre élément affectant les organismes a fait l'objet de discussions approfondies : le réchauffement climatique.
Parfois contraints de jouer sous de très fortes chaleurs, augmentant la charge physiologique et la fatigue, les joueurs sont amenés à se déplacer fréquemment dans des pays où les températures sont élevées. "On a eu le Qatar lors du Mondial 2022, il y aura peut-être l'Arabie saoudite en 2034, et même à New York ou à Dallas en 2026, en plein été. Il peut y avoir des hauts niveaux d'alerte, précise Vincent Gouttebarge. Avec le décalage horaire et pour avoir des horaires de diffusion intéressants dans plusieurs pays, il est possible qu'il y ait des matchs en plein après-midi."
Pour ne rien arranger, le format de la prochaine Coupe du monde (aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique), qui fait grimper de 32 à 48 le nombre de participants, devrait ajouter un match de plus avec l'apparition d'un 16e de finale. Une petite goutte d'eau qui pourrait faire déborder un vase déjà rempli à ras bord ?
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