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Coupe du monde : presque 30 ans après son passage au professionnalisme, le rugby lutte contre sa "footballisation"

Pour une frange croissante du monde du rugby, les valeurs sonnantes et trébuchantes ont supplanté les valeurs de l'ovalie. Evolution naturelle liée à la professionnalisation et à l'argent ? Les intéressés veulent croire que non.
Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Même s'ils s'en défendent, de nombreux acteurs du monde du rugby constatent une "footballisation" de leur sport. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

C'est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. "On faisait nos courses avec les joueurs. On partageait les mêmes bars, les mêmes verres", décrit avec des trémolos dans la voix Franck Lemann, président de la Fédération française des supporters de rugby et pilier de l'association des inconditionnels du Stade français, le Virage des dieux. "Combien de fois un joueur payait sa tournée ?" On entend presque résonner le chant de fin de soirée "il est des nôôôôtres" dans un bar surpeuplé. Epoque révolue. "Aujourd'hui, la plupart des joueurs ne font plus que passer." La troisième mi-temps partagée se fait rare, les pilules de compléments alimentaires ont remplacé le régime bière-cassoulet et les joueurs sont plus taillés en V qu'en XXL. Quelques conséquences de la professionnalisation du rugby, actée en 1995, dont on mesure chaque année un peu plus les effets.

Le passage en pro ne s'est pas fait d'un coup de baguette magique. Il n'y a qu'à voir comment les premiers contrats ont été présentés aux joueurs. "On m'a montré un papier, et j'ai signé en bas. Sans négocier", se souvient Franck Belot, ancien international, une décennie au Stade toulousain. "On a discuté avec le président Moga, on s'est serré la main, et après, on m'a fait signer le contrat", se rappelle Marc de Rougemont au sujet de son transfert de Toulon à Bordeaux-Bègles. "Avant [la professionnalisation], quand je jouais à Pamiers, on nous distribuait une enveloppe avec du liquide dont il ne fallait surtout pas ébruiter le montant, parce que chaque joueur n'était pas payé pareil, loin de là", nuance Laurent Bénézech, 15 capes en bleu au milieu des années 1990. Certes modeste – aux temps héroïques, des joueurs de première division sont encore payés au smic –, la rémunération entraîne un accroissement du nombre d'entraînements. "De trois fois par semaine, on est passés à deux fois par jour", glisse Marc de Rougemont, qui a un temps géré un hôtel-restaurant en parallèle de son activité.

Plus tout à fait le même sport

Cette génération de rugbymen avec un pied dans la vie active ou dans des études supérieures est en voie de disparition. S'il était possible de disputer des matchs avec 10 ou 20 minutes de temps de jeu effectif – le décompte du temps où le ballon est en mouvement sur le terrain – en n'étant pas joueur à plein temps, c'est devenu chimérique aujourd'hui. Cet indicateur de l'intensité des matchs a plus que doublé en trente ans. "J'ai déjà connu une fois un match avec 40 minutes de temps de jeu effectif", se remémore Franck Belot. Une demi-finale de Coupe d'Europe avec Toulouse contre le Munster en 2000. "C'était colossal. J'ai fait ça une fois. Les joueurs d'aujourd'hui, c'est toutes les semaines." De la même façon, l'ancien deuxième ligne se souvient que, de son temps, quand une équipe alignait "sept ou huit gars chargés de plaquer, c'était une équipe défensive. Aujourd'hui, chaque joueur se doit d'avoir fait ses cinq plaquages en avançant pendant le match, sinon il n'est pas rappelé la semaine d'après."

"Les qualités athlétiques des joueurs ont été multipliées par dix, mais le terrain, lui, fait toujours la même taille."

Franck Belot, ancien international et joueur du Stade toulousain

à franceinfo

Ces exigences ont laissé tout un pan de joueurs sur le carreau, les grognards qui auparavant évoluaient en équipe B des clubs, formations sacrifiées pour accueillir toujours plus d'espoirs. "On est pris dans un engrenage", déplore l'agent de joueurs Jérôme Lollo, dans le milieu depuis 1999. Il décrit les joueurs sollicités de plus en plus tôt, avant que leur croissance ne soit finie, ceux qui se voient plus beaux qu'ils ne sont et rêvent de Top 14 quand ils ont à peine le niveau pour évoluer deux échelons en dessous. "Les joueurs me demandent 'combien' avant de me demander 'comment'... Il y a trois ans, j'ai signé un joueur de 18 ans que tous les clubs du Top 14 s'arrachaient, il est arrivé dans un gros club. Pour eux, ce n'était pas une grosse prise de risque, à 40 000 euros par an, s'il explose, c'est tout bénef." Rien ne s'est passé comme prévu. Selon Jérôme Lollo, le joueur s'est cru arrivé un peu trop vite, a remisé hygiène de vie et humilité au vestiaire et a fini par se voir montrer la porte. "Aujourd'hui, je ne sais même pas ce qu'il devient." Un cas parmi tant d'autres.

On prête à Serge Blanco, figure tutélaire du rugby hexagonal, la maxime "l'esprit du jeu ne change pas, c'est le monde autour qui évolue". Et de fait, les travers de la société ont ouvert en grand les portes du ballon ovale, constate Marc de Rougemont, à la tête de l'école de rugby du RC Toulon : "On a attiré de nouveaux publics, qui ne se rendent pas compte. Dès que leur gamin montre quelques qualités, ils veulent en faire un pro. Je ne crois pas encore avoir vu des agents autour de la main courante pour faire leur marché chez les ados, mais ça va finir par arriver, c'est certain."

Même à Dijon, terre où le ballon dominant a une forme plus ronde, les parents ont la tête qui tourne. "On émet tout de suite des réserves aux parents qui nous parlent de ça, insiste Camille Bardiau, directeur de l'école de rugby du Stade dijonnais. On ne parle pas de compétition avant 14 ou 16 ans, et surtout, on insiste fortement sur le fait que la base de notre sport, c'est l'humilité." Une valeur en voie de disparition. Franck Belot s'en est rendu compte quand il a inscrit son fils à l'école de rugby. "Le groupe WhatsApp des parents, c'est l'enfer. On singe de plus en plus le foot. La seule différence, c'est qu'on a 20 ou 30 ans de retard."

Le foot comme épouvantail

Footballisation, le (gros) mot est lâché. "Tout le monde pense qu'on s'en rapproche, mais qu'on n'y est pas encore", veut croire Franck Lemann. N'empêche. Des ateliers ont eu lieu sous l'égide de la Ligue nationale de rugby pour éviter au ballon ovale de tomber dans les travers supposés du ballon rond. A commencer par le comportement du public. "On fait tous les ans une session d'information avec les représentants des associations de supporters, pour leur apprendre à éduquer le nouveau public." La précédente Coupe du monde en France, en 2007, démarrée par une lecture inappropriée de la lettre de Guy Môquet par Clément Poitrenaud et conclue en eau de boudin par une petite finale bafouillée contre l'Argentine, avait entraîné un doublement des effectifs du Virage des dieux. Autant dire qu'une épopée d'Antoine Dupont et consorts pourrait encore un peu plus remplir les gradins des stades du Top 14.

Le demi de mêlée du XV de France Antoine Dupont, lors du match face au pays de Galles, le 18 mars 2023 au Stade de France (Seine-Saint-Denis). (EURASIA SPORT IMAGES / GETTY IMAGES EUROPE)

Et permettre de sauver ce qui peut l'être. "Les valeurs de l'ovalie, on les retrouve beaucoup plus chez les supporters que chez les joueurs", soupire Laurent Bénézech, qui s'en était inquiété il y a dix ans dans un essai, Rugby, où sont tes valeurs ?, qui avait fait couler beaucoup d'encre. "Au plus haut niveau, on ne les cultive plus que dans un esprit marketing, poursuit-il, assez désabusé. L'erreur a été de se laisser porter par la vague, sans tirer les enseignements des erreurs des autres sports. C'était un avantage d'arriver au professionnalisme dans les derniers, mais on a le sentiment que tout a été fait pour rattraper le temps perdu. On a fait une sorte d'absolu de l'argent." Tout le contraire de ce qu'assurait Bernard Lapasset, président de la Fédération française au moment du passage en pro : "C'est le jeu qui doit guider le rugby, et non la puissance de l'argent."

De l'avis général, le tournant s'est produit dans la première décennie du XXIe siècle, quand des hommes d'affaires fortunés ont massivement investi dans le rugby, en débauchant à grand renfort de cash les stars de l'hémisphère sud, généralement après chaque Coupe du monde. Ce qui avait inspiré ce trait d'humour à Mourad Boudjellal, ancien patron du RC Toulon : "On va installer deux vigiles à l'entrée des vestiaires, parce qu'une fois que les joueurs ont posé leur montre et leurs affaires, il y a 35 kilos d'or dans les vestiaires." Vous avez dit "bling bling" ?

Il existe certes des garde-fous, dont le fameux salary-cap, qui plafonne les salaires des joueurs, et l'interdiction des transferts dépassant quelques centaines de milliers d'euros. Antoine Dupont, le crack du XV de France, émarge à un peu moins de 40 000 euros par mois, soit 150 fois moins que Kylian Mbappé, vedette des Bleus du foot. Signe que l'argent qui afflue dans le rugby ne ruisselle pas encore auprès des principaux acteurs.

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