Tournoi des six nations : les petits secrets de Twickenham, temple du rugby anglais
Où il est question de croix gammée, de streaker topless, de télé-réalité, de choux, de manteaux Burberry, de pintes de Guinness, et aussi un peu de rugby.
Ils seront 82 000 à chanter "Swing low, swing chariot" à gorge déployée, samedi 4 février, au coup d'envoi du "Crunch" Angleterre-France, ouverture du Tournoi des six nations, dans un stade de Twickenham qui a rarement réussi aux Bleus. L'antre du XV de la Rose jouit d'une aura considérable et sa réputation de forteresse n'a été qu'écornée par la débâcle du Mondial 2015, où l'Angleterre n'avait pas franchi le premier tour malgré l'avantage de jouer à domicile. Retour sur l'histoire d'un stade pas comme les autres.
Carré de choux et bancs de fascistes
Quand la fédération anglaise jette son dévolu sur ce lopin de terre éloigné du centre de Londres pour y bâtir son stade, en 1907, on est très loin de la forteresse. D'où le petit surnom de "cabbage patch" – le carré de choux – qui a bizarrement perduré depuis 110 ans malgré l'urbanisation galopante de l'agglomération londonienne. Car dès 1911, le premier match international disputé dans l'enceinte débute avec un quart d'heure de retard, les joueurs gallois et de nombreux spectateurs ayant été retenus dans les embouteillages. Quiconque s'est rendu une fois au stade repart avec des souvenirs de files d'attente interminables. Il faut parfois patienter jusqu'à trois heures après le coup de sifflet final pour finir par s'engouffrer dans le métro. Tout le monde n'a pas les moyens du prince de Galles, qui, invité à inaugurer les nouveaux locaux de la fédération en 1977, s'y est rendu d'un battement de pales d'hélicoptère.
Une phrase prêtée à tort à George Orwell – mais qui serait en fait de l'intellectuel communiste Philip Toynbee – édicte que "le jour où on mettra une bombe sous le parking de Twickenham, on aura éradiqué le fascisme en Angleterre pour une génération". Oubliez les crânes rasés et les blousons en cuir, pensez bourgeoisie tentée par l'extrême droite. Le public du rugby a longtemps été méprisé par les partis de gauche comme pas assez populaire, par opposition au football. Le côté "sport de gentlemen". Comme le décrit le journaliste Patrick Collins dans son livre Among the fans (en anglais), "il y a vingt ans, il était encore possible de dépeindre ainsi l'homme de Twickenham, avec son uniforme, un ciré Burberry, un chapeau en tweed de Dunn et une chemise à carreaux Viyella. Son exercice physique hebdomadaire consistait à aller au pub le dimanche, son exercice intellectuel, à remplir les mots croisés du Telegraph. Sa propre carrière rugbystique n'était en général qu'un lointain souvenir."
L'époque est révolue. Le public actuel, qui ne dédaigne pas le ciré Burberry quand la météo l'exige, est plus à chercher chez les yuppies que chez les nazis. Logique, quand il faut allonger plus de 100 livres (environ 115 euros) pour une place de basse catégorie, on ne regarde pas à la dépense. L'ouvrage The Secret Life of Twickenham (en anglais), du journaliste Chris Jones, a permis de lever le voile sur les statistiques de la buvette. Ainsi, lors du match Angleterre-Irlande de 2014, 89 616 pintes de Guinness, 48 323 de Beck's, 18 560 d'IPA et 4 048 pintes de cidre ont été englouties. Soit une moyenne, un rien effarante, de deux pintes par personne à l'intérieur du stade. Que se serait-il passé si le stade avait compté 125 000 places et pas 82 000, comme le prévoyait le plan initial, revu après la catastrophe d'Hillsborough ? Ou si on avait toujours le droit de faire des barbecues et d'uriner sur le parking, délits désormais punis d'une contravention ?
Seins nus et croix gammées
Cette propension à abuser de boissons houblonnées explique sans doute que c'est à Twickenham qu'a sévi le premier streaker de l'histoire, un étudiant australien qui avait parié 10 livres qu'il traverserait le terrain dans le plus simple appareil. Si les amateurs de rugby ont oublié son nom, ceux qui étaient au stade ou devant leur télé le 2 janvier 1982 se souviennent à coup sûr de celui d'Erica Roe. La deuxième streaker de l'histoire, dans un état d'ébriété avancé, a foulé la pelouse seins nus, acclamée par la foule dans cette enceinte très masculine, quand les joueurs revenaient des vestiaires.
Le capitaine Bill Beaumont se souvient : "J'étais en train d'haranguer les gars, mais curieusement, beaucoup regardaient au-dessus de mon épaule." Avant que son équipier Steve Smith ne l'éclaire (en anglais) sur l'incident en cours : "Hé, Billy, il y a un gus qui court avec tes fesses sur la poitrine !" Quand Erica Roe est stoppée par un vieux monsieur qui officie comme porte-drapeau et cache son opulente poitrine avec l'Union Jack, elle gagne ses galons de célébrité nationale. Quelques semaines plus tard, elle empochera la coquette somme de 8 000 livres pour devenir mannequin.
Le gazon de Twickenham n'a pas été profané que par des anonymes exhibitionnistes en mal de célébrité. Quelques heures avant une rencontre contre les Springboks, en 1969, au plus fort de l'apartheid, des militants antiracistes brûlent la pelouse de façon à dessiner une croix gammée en plein milieu du terrain. Panique de l'intendant du stade, qui mobilise femme et enfants pour coller des brins d'herbe coupés et peindre le tout en vert pour camoufler le désastre. "Personne ne s'est rendu compte de rien", se félicite-t-il dans le livre The Secret Life of Twickenham.
Nouveau look pour une nouvelle vie
Les vestiaires demeurent, eux, beaucoup plus secrets. Les photos des lieux étaient rarissimes jusque dans les années 1990. Tout juste savait-on qu'on y trouvait des boiseries et de vénérables baignoires. Jusqu'à ce que Clive Woodward, fraîchement nommé sélectionneur, ne cherche des solutions pour relancer une équipe moribonde. "Les vestiaires étaient aussi exaltants qu'une cellule de prison. Des murs de béton nus, des cloisons en parpaings apparents, un pauvre banc de bois rugueux sous une patère de bois défraîchie", décrit-il dans son autobiographie intitulée Winning ! (en anglais).
Le coach se plaint à la fédération, qui ne voit pas le problème. Les vestiaires ont quelques années, soit, et alors ? De toute façon, il n'y a pas d'argent pour ces broutilles. C'est là que Woodward trouve une idée de génie. En 1998, il contacte l'émission télé "Real Rooms" – du style de celles de Valérie Damidot en France – pour maroufler tout ça. La "cellule de prison" devient un lieu de vie rouge vif – "une couleur stimulante" – avec des casiers individuels, des boiseries au nom de chaque joueur, les photos des grands moments sur les murs du couloir, ou encore une grande rose rouge située juste avant l'entrée sur le terrain. Rose que les joueurs les plus superstitieux ne peuvent s'empêcher d'effleurer avant de fouler la pelouse.
Twickenham has totally improved their locker rooms!! A little different then us ICLC'ers saw!! @SupaHotFire1 pic.twitter.com/Jf6MWGPXiM
— Sarah Holzberg (@sarah_holzberg) 13 novembre 2013
Quinze ans plus tard, Stuart Lancaster, sélectionneur avant le Mondial, y a même ajouté la fameuse "soucoupe volante" qui n'a pas porté bonheur à ses troupes. Sur les bords de l'engin, on peut lire cinq valeurs cardinales du rugby – esprit d'équipe, respect, amusement, discipline et fair-play – déterminées par un groupe de travail de sept personnes... qui a planché pendant des mois.
Mais même quand l'équipe d'Angleterre était au plus bas, Twickenham est resté une formidable machine à cash pour la fédération anglaise, la RFU. Laquelle est assurée de confortables revenus avec ses supporters/actionnaires qui garnissent les tribunes. Et elle n'hésite pas à vendre son stade à la première occasion : que ce soit pour le congrès annuel des témoins de Jéhovah ou lors du crochet européen de la NFL, la ligue de football américain. La RFU a même expérimenté le rugby joué par des voitures. De quoi ternir (un peu) sa patine de temple du rugby.
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