Témoignages "Même si la voile professionnelle se féminise, cela prend du temps" : sur 40 concurrents, seulement six femmes prennent le départ du Vendée Globe

Article rédigé par Camille Laurent
Radio France
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Les portraits des navigateurs et navigatrices de la 10e édition du Vendée Globe exposés au Sables-d'Olonne (Vendée) avant le départ de la course, le 4 novembre 2024. (LOIC VENANCE / AFP)
Il n'y a jamais eu autant de participants depuis la création de la course en 1989. Pour les participantes, elles sont aussi nombreuses à prendre le départ du Vendée Globe que lors de la dernière édition, en 2020-2021. En termes de mixité, du chemin reste pourtant à parcourir.

Six navigatrices sont sur la ligne de départ du Vendée Globe 2024. Elles s'élancent, avec les 34 autres concurrents masculins, dimanche 10 novembre, à 13h02, pour un tour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance. Cette année, il y a autant de participantes que lors de l'édition précédente, mais comme il y a plus de monde en 2024, elles sont moins représentées.

Avec 15% de femmes pour cette 10e édition, les concurrentes sont bien plus nombreuses que lors des premiers Vendée Globe, en 1989-1990 et en 1992-1993, et même que lors de la 8e édition en 2016-2017, quand il n'y avait aucune participante. En termes de mixité, du chemin reste pourtant à parcourir, selon les premières concernées. Franceinfo a pu s'entretenir avec trois d'entre elles avant qu'elles ne prennent le large. Interviews croisées de Justine Mettraux, 38 ans, dont c'est la première participation, Sam Davies, 50 ans, qui participe pour la quatrième fois, et Isabelle Joschkle, 47 ans, dont c'est la deuxième participation.

Pour sa première participation au Vendée Globe, la Suissesse Justine Mettraux navigue sur un Imoca "TeamWork-Team SNEF". (SEBASTIEN SALOM-GOMIS / AFP)

Six femmes en 2024, "ce n'est pas assez", estiment d'emblée la Franco-Allemande Isabelle Joschke et la Suissesse Justine Mettraux qui souligne que "c'est plus que certaines éditions, mais moins que la dernière en proportion". Mais pour la Britannique Sam Davies,"il y a une évolution. En 2020, les projets des navigatrices n'étaient pas assez financés, ça n'avait rien à voir. En 2024, les concurrentes sont performantes, très financées", souligne-t-elle.

Un milieu en cours de féminisation

Même moins nombreuses que leurs concurrents masculins, "les femmes méritent de lutter à armes égales", plaide Sam Davies. Pour la première fois de sa longue carrière, elle s'élance d'ailleurs sur un bateau neuf, construit rien que pour elle : "C'est ça qui manquait. Les dernières éditions, il y a eu des femmes et des femmes compétitives. Sauf qu'on avait toutes des bateaux d'occasion. Et c'est ça en fait la prochaine étape."

"Cela fait longtemps qu'une fille n'a pas eu de bateau neuf sur le Vendée Globe."

Sam Davies, navigatrice britannique

à franceinfo

Et même si des progrès sont sensibles, "il ne faut pas que ça occulte le fait qu'il y a encore plein de choses qui peuvent être améliorées pour les femmes dans notre sport, souligne la Suissesse Justine Mettraux, en termes de participation, en termes de moyens, en termes de salaires". "Il y a encore du chemin à faire, même si la voile professionnelle se féminise, cela prend du temps."

"Ne pas se forcer à fonctionner comme les hommes"

Pour autant, aucune des trois navigatrices ne relève de sexisme dans le milieu de la voile. Et plus précisément sur le Vendée Globe, selon Justine Mettraux, la préparation "se déroule de la même manière pour une femme que pour un homme, que ce soit pour l'endurance, le risque de blessure, mais aussi la préparation mentale". Elle admet qu'"il y a bien un déficit de puissance, mais cela ne crée pas de réelle différence", assure celle qui indique aussi avoir un gabarit plus grand que d'autres de ses concurrentes.

La skippeur Isabelle Joschke qui s'élance pour son deuxième Vendée Globe à bord d'un Imoca "MACSF". (RONAN GLADU / VOILE MACSF)

Pour Isabelle Joschke, cette question de la force physique occupe encore plus de place qu'elle ne devrait. Même si le milieu "est ouvert aux femmes, les femmes pensent encore qu'il n'y a qu'une seule façon de réussir. Et cette façon de réussir, elle est calquée sur la façon de faire des hommes".  Isabelle Joschke fait référence à sa propre expérience, qu'elle relate aussi dans son récit autobiographique paru le 2 octobre dernier, Traverser. "Au début, j'ai fait énormément de musculation et j'ai été jusqu'au surentraînement, explique-t-elle, jusqu'à l'épuisement parce qu'en fait ça ne correspondait pas à mon gabarit. En fait, j'ai essayé de rattraper un retard physique que je considérais avoir et je pense que ça a été une grave erreur."

"La course au large est un métier très physique et ça amène les femmes à penser qu'elles ne seront jamais assez fortes pour, par exemple, mener un bateau de 18 mètres d'environ neuf tonnes."

Isabelle Joschke, navigatrice franco-allemande

à franceinfo

"Paradoxalement, poursuit Isabelle Joschke, alors que c'est un métier ultra-physique, les femmes réussissent très bien parce qu'il y a plein d'autres paramètres : il y a la gestion de la combativité au niveau mental, la gestion de la solitude, le choix météo qu'on va faire, la capacité de faire avancer vite son bateau, la résistance au stress et à l'inconfort."

Sam Davies a quant à elle connu une tout autre expérience. Elle a pu bénéficier d'une forme de discrimination positive pour sa première participation au Vendée Globe en 2008-2009, où c'est un sponsor, Roxy, qui était venu la chercher parce qu'il voulait une femme. "J'ai donc eu une opportunité parce que je suis une femme", souligne-t-elle. 

Deux participantes sont mamans 

Dans un milieu encore majoritairement masculin, il y a encore peu de place pour des questions spécifiquement féminines comme celle de la maternité. Clarisse Cremer, également au départ de ce Vendée Globe, est bien placée pour le savoir, après avoir été débarquée par son sponsor en février 2023, alors qu'elle venait de donner naissance à sa fille. "Si on veut prétendre à un sport mixte où on met en avant cette équité entre les hommes et les femmes en termes de moyens sur l'eau, il faut aussi prendre en compte les spécificités de chacun, et notamment la maternité. Et c'est ça qui n'est pas forcément évident", confiait-elle à franceinfo.

"C'est complexe car les années de pic de notre carrière coïncident avec celles pour avoir des enfants", explique Justine Mettraux qui elle-même n'a pas d'enfant. "Mais de plus en plus d'exemples montrent que l'on peut concilier les deux", dit-elle en faisant référence à d'autres sportives de haut niveau comme Charline Picon, véliplanchiste, multimédaillée aux JO de Paris 2024 et mère d'une fille de 6 ans.

La navigtrice Sam Davies à bord d'un Imoca "Initiatives Cœur" tout neuf pour sa 4e particpation au Vendée Globe. (JEAN-LOUIS CARLI / ALEA)

 "J'ai un fils de 13 ans aujourd'hui qui est né entre deux Vendée Globe", abonde Sam Davies. Aujourd'hui pour lui "c'est normal que sa maman fasse une course au large. Mais "c'est une logistique énorme pour la préparation de l'absence et pour partir sereine", souligne-t-elle. "Il vit ça bien, et nous aussi, grâce à l'entourage" dont le rôle est très important, salue la navigatrice britannique.

"Sur les six participantes, il y en a deux qui sont mamans d'un enfant et c'est déjà exceptionnel. Il y a quatre ans, il n'y en avait qu'une qui était maman d'un enfant", souligne Isabelle Joschke qui n'a pas non plus d'enfant et a "fait le choix de s'engager à fond dans ce métier". C'est "un métier au long cours qui demande des déplacements et des absences prolongées". En plus de 20 ans de navigation, elle a pu observer que "la plupart des femmes, soit n'avaient pas d'enfant, soit n'en avaient pas beaucoup. Parce que concrètement dans notre société, ce sont les femmes qui gèrent la famille et les contraintes familiales. C'est vraiment handicapant et ça coince beaucoup de femmes", conclut-elle.

"Ça fait du bien d'avoir des exemples"

Les trois navigatrices relèvent les évolutions qu'elles ont connues au cours de leur carrière et la valeur de l'exemple donné par leurs aînées. Pour Sam Davies, qui avec déjà trois Vendée Globe et un fils de 13 ans incarne une forme de référence, "c'est super important d'être un exemple alors que moi je n'en ai pas vraiment eu. À part Anne Liardet qui a eu trois enfants, il n'y avait personne. C'est important pour les autres filles, pour l'entourage et aussi pour les sponsors. Aujourd'hui, je suis disponible pour les autres filles : je réponds à leurs questions et les conseille avec plaisir."

"Les femmes qui se lancent aujourd'hui ont plus de perspectives, complète Justine Mettraux, quand j’ai commencé, il n'y avait pas de femme sur le tour du monde en équipage".

"Il y avait bien des pionnières avant nous, comme Isabelle Autissier, Catherine Chabaud, Ellen MacArthur, on s'inscrit dans leur continuité." 

Justine Mettraux, navigatrice suisse

à franceinfo

Isabelle Joschke aurait elle aussi bien voulu avoir plus d'exemples de navigatrices auxquelles se référer. "J'ai eu l'impression de dépenser une énergie incroyable pour surpasser mes croyances, mon manque de confiance en moi et comprendre que j'étais à ma place. Et si j'avais eu des exemples, ça aurait peut-être été plus fluide, plus facile."

"Faire bouger les choses autant que possible"

Conscientes des difficultés auxquelles elles sont encore confrontées, les navigatrices ont des pistes à proposer pour aller vers toujours plus de mixité. Justine Mettraux plaide, par exemple, pour "ouvrir encore davantage les courses à la mixité". Certaines courses au large, comme The Ocean Race ou la Transat Paprec, imposent désormais des quotas pour féminiser les équipages. "Cela permet aux femmes de gagner en expérience pour que ça devienne la norme", assure la Suissesse.

"À travers nos actions, on donne l'exemple que c'est possible et on rend ces métiers plus accessibles."

Isabelle Joschke, navigatrice et confondatrice de l'association Horizon Mixité

à franceinfo

Isabelle Joschke a cofondé l'association Horizon Mixité et se réjouit de participer "à faire bouger les choses autant que possible". "On fait naviguer des femmes en équipage féminin pour qu'elles puissent ensuite intégrer des équipages mixtes sans avoir le complexe du syndrome de l'imposteur, détaille-t-elle. Il y a également une grosse activité avec des scolaires, notamment sur le Vendée Globe. Et on a aussi une action d'insertion avec la Mission locale de Lorient pour faire connaître les métiers liés à la mer à des jeunes femmes."

"Et l'évolution continue, se félicite Sam Davies, il y a déjà deux femmes qui ont déjà annoncé leur participation au prochain Vendée Globe, dont Élodie Bonafous avec un bateau neuf !" Depuis le lancement du Vendée Globe en 1989, 12 femmes ont réalisé un total de 15 départs de Vendée Globe.

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