Vrai ou faux Etats-Unis, France, Japon, "zones bleues"... Le recensement des centenaires dans le monde est-il truffé d'erreurs, comme l'affirme un démographe ?

Saul Justin Newman juge que "les données sur le vieillissement humain extrême sont pourries de l'intérieur", à cause d'une méthodologie et de sources défaillantes. Sa démonstration est toutefois jugée bancale par plusieurs démographes.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
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Deux fidèles lors d'un festival célébrant la longévité au sanctuaire Kushida-jinja, à Fukuoka (Japon), le 2 novembre 2023. (HITOMI SADASUE / YOMIURI / AFP)

Au sud du Japon, le petit paradis d'Okinawa est surnommé "l'île aux centenaires". En Italie, c'est Nuoro, province de Sardaigne, qui est célèbre pour la longévité de ses habitants. Avec l'île grecque d'Icarie, la péninsule de Nicoya au Costa Rica et la communauté adventiste de Loma Linda en Californie, elles ont été décrites par le journaliste et explorateur américain Dan Buettner,(Nouvelle fenêtre) comme des "zones bleues", ces lieux sur Terre où les centenaires sont bien plus nombreux que sur le reste de la planète.

Depuis plusieurs années, elles font l'objet d'une large médiatisation, à l'image de la série 100 ans de plénitude : les secrets des zones bleues sortie sur Netflix en août 2023. Pourtant, selon une étude prépubliée (c'est-à-dire pas encore révisée par un comité de lecture) en mars, réalisée par le chercheur Saul Justin Newman, de l'université d'Oxford (Royaume-Uni), il s'agit là de balivernes.

Plus largement, le spécialiste du vieillissement de la population a passé au crible des données démographiques sur les centenaires aux Etats-Unis, en Italie, en Angleterre, en France et au Japon. Il en a déduit que "les données sur le vieillissement humain extrême sont pourries de l'intérieur", en raison d'erreurs de méthodologie et de sources problématiques, a-t-il expliqué au média en ligne The Conversation. En septembre, ses révélations lui ont valu un prix Ig Nobel, une récompense parodique décernée à des recherches sérieuses, mais "si surprenantes qu'elles font rire, puis réfléchir", comme l'explique le site officiel.

Franceinfo a interrogé plusieurs démographes sur les principaux arguments avancés par Saul Justin Newman. Ils font part, dans la plupart des cas, de leur désaccord.

Les démographes travaillent sur des données erronées : infondé

Contacté par franceinfo, Saul Justin Newman a fustigé la méthodologie des démographes, affirmant que leur "validation" consiste simplement à "vérifier la cohérence des documents", ce qui laisse des "erreurs indétectables" lorsque ceux-ci sont "erronés". Dans son étude, il évoque par exemple l'absence importante de certificats de décès aux Etats-Unis pour des personnes décrites comme centenaires.

Le reproche est "injuste", selon France Meslé, directrice de recherche émérite à l'Institut national d'études démographiques (Ined) et membre de l'équipe de pilotage de la base de données internationale sur la longévité (IDL), qui dénombre les semi-supercentenaires (105 à 109 ans), et les supercentenaires (à partir de 110 ans). Elle assure que les chercheurs vont "bien au-delà de la simple vérification d'un certificat de naissance" pour les supercentenaires. "Nous suivons leur cycle de vie pour voir s'il se sont mariés à un âge cohérent, s'ils ont eu des enfants à un âge plausible", détaille-t-elle.

Michel Poulain, démographe à l'université catholique de Louvain (Belgique), cite le cas d'un supercentenaire irlandais pour lequel il a trouvé une soixantaine d'informations cohérentes. Avec des chercheurs italiens, il a fait émerger le concept de "zone bleue", dans une étude de 2004 portant sur la Sardaigne. Dans le cadre de ses recherches, il n'a détecté qu'une seule erreur : le cas de Damiana, une centenaire qui avait en réalité 107 ans au lieu des 110 ans validés. Ses constatations sur la longévité exceptionnelle des montagnards sardes ont été validées par deux autres démographes, le Québécois Bertrand Desjardins de l'université de Montréal et Bernard Jeune de l'université du Darnemark du Sud, dans un rapport de 2006 dont franceinfo a pris connaissance.

Les semi-supercentenaires français n'ont pas de certificat de naissance : faux

Dans son étude, Saul Justin Newman assure qu'aucun des 365 semi-supercentenaires français validés par la base IDL "n'a de certificat de naissance original". "C'est évidemment faux", rétorque François Robin-Champigneul, chercheur indépendant. "L'intégralité des supercentenaires français répertoriés par l'IDL sont validés avec un acte de naissance", précise le scientifique, qui a fait partie des pairs chargés de relire une ancienne version de la prépublication de Saul Justin Newman, où le même argument était déjà avancé.

"L'état civil en France a été mis en place par François Ier au XVIe siècle", rappelle Jean-Marie Robine, coresponsable de la base IDL et directeur de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Depuis la Révolution française, deux sources permettent de vérifier l'âge d'un centenaire : les registres municipaux et les registres paroissiaux, rappelle le démographe. 

Aux Etats-Unis, les certificats de naissance ont fait chuter le nombre de supercentenaires : trompeur

En analysant les données du Gerontology Research Group (GRG), Saul Justin Newman suggère que "l'introduction de certificats de naissance" au début du XXe siècle aux Etats-Unis pourrait expliquer une chute drastique du nombre d'enregistrement du nombre de supercentenaires. "Lorsque ces Etats passent à l'enregistrement des naissances à l'échelle de l'Etat, le nombre de supercentenaires chute de 80% par an", explique-t-il dans sa prépublication, soupçonnant un problème de fraude.

La collecte de données sur les naissances au niveau national n'a en effet débuté qu'en 1902, rappelle l'association des membres du barreau américain. L'actuel système a mis près de vingt ans à se développer, "entre 1915 et 1933, date à laquelle tous les Etats y participaient". "Si vous êtes né dans un Etat de l'Ouest, et que vous avez 95 ans aujourd'hui, il y a toutes les chances que vous n'ayez pas d'acte de naissance, car cela n'existait pas", résume Jean-Marie Robine.

Ainsi, François Robin-Champigneul estime que la rareté de supercentenaires aux Etats-Unis, nés après la mise en place d'un enregistrement des naissances, est due à l'instauration tardive de l'état civil. Cela a rendu dans 33 Etats impossible l'existence de tels supercentenaires, à la date des statistiques utilisées par Saul Justin Newman. Pour le démographe, c'est ce qui explique la baisse drastique constatée par le biologiste, une fois que seul le nouveau système est pris en compte. Le problème est toujours d'actualité, précise-t-il : dans les Etats où les certificats de naissance ont été introduits en 1915, les supercentenaires ne pourront apparaître officiellement qu'à partir de 2025. Autrement dit, il s'agit davantage d'une raison technique qu'une question de fiabilité des données.

Au Japon, on comptait 82% de faux centenaires en 2010 : faux

Dans sa prépublication, Saul Justin Newman critique la fiabilité des statistiques démographiques japonaises : "En 2010, plus de 230 000 Japonais centenaires étaient portés disparus, fictifs, victimes d'erreurs administratives ou morts", indique le chercheur, estimant à 82% la proportion de "faux centenaires". Cette année-là, le pays a en effet annoncé que 234 354 personnes référencées comme théoriquement centenaires dans l'état-civil local étaient introuvables. Parmi eux, des citoyens morts pendant la Seconde Guerre mondiale ou dans l'après-guerre, et dont le décès n'avait pas été reporté auprès de l'état-civil japonais. 

Pour autant, François Robin-Champigneul conteste le pourcentage avancé par Saul Justin Newman. Pour le chercheur français, son collègue considère par erreur le "koseki", le registre familial pour authentifier l'état civil d'une personne, comme une s de centenaires, alors qu'en réalité, les deux sources officielles pour ce faire sont le recensement national, ayant lieu tous les cinq ans, et le registre des résidents.

"Il prend la population potentiellement centenaire selon le koseki, et la divise par celle qui a toujours été comptée officiellement comme centenaires [via le recensement national]", explique le chercheur. Autrement dit, Saul Justin Newman mélange selon lui deux bases de données différentes. Cela donne un "ratio qui ne représente en aucun cas une proportion de faux centenaires", juge-t-il. 

Pour François Robin-Champigneul, le nombre officiel de centenaires au Japon issu du recensement national n'a jamais fait débat. Selon le ministère de la Santé japonais, le pays comptait ainsi plus de 95 000 centenaires, dont 88% de femmes en septembre 2024.

Les "zones bleues" sont une légende urbaine : à nuancer

Saul Justin Newman critique, auprès de franceinfo, la "promotion du mode de vie d'Okinawa pendant vingt ans". Le journaliste américain Dan Buettner a en effet développé et commercialisé depuis deux décennies le concept de "zones bleues" à travers le monde (avec le concours scientifique de Michel Poulain de 2005 à 2017). Or, outre la zone californienne de Loma Linda, qui n'a jamais été fondée scientifiquement, des zones de jouvence comme Okinawa et le Costa Rica, autrefois pertinentes, semblent aujourd'hui montrer leurs limites.

Ainsi, une étude de 2024 réalisée par Michel Poulain montre que la longévité à Okinawa a décliné, la préfecture chutant de la quatrième à la 26e place en 2002 en matière d'espérance de vie chez les hommes. "Il y a une scission entre ceux qui sont nés avant 1947 et ceux qui sont nés après 1947", constate le démographe belge auprès de franceinfo. "La zone bleue d'Okinawa est plutôt une affaire du passé qu'une affaire d'aujourd'hui", résume son collègue Jean-Marie Robine. Tous deux mettent en cause l'occidentalisation du régime alimentaire. 

Au Costa Rica, la tendance est similaire. La "zone bleue" de Nicoya a également vu sa longévité chuter pour ceux nés après 1930, selon une étude publiée en 2023 par le démographe Luis Rosero-Bixby, qui avait contribué à la reconnaissance de cette "zone bleue" en 2007. "Il y a vingt ans, il n'y avait pas de McDonald's ou de Burger King. Maintenant, toutes ces enseignes de fast-food sont là. Les jeunes préfèrent les sodas aux jus locaux", illustre là encore Michel Poulain.

Pour François Robin-Champigneul, la définition de "zone bleue" est un peu trop floue concernant le degré de concentration des centenaires retenu. "Est-ce que l'on parle d'une fois et demie plus, de deux fois et demie plus de personnes d'une cohorte [population étudiée] ayant atteint l'âge de 100 ans au sein d'une zone donnée, par rapport au reste du territoire ? Cela mérite d'être précisé", estime-t-il. 

"Je suis certain qu'il existe des zones où les gens vivent plus longtemps", assure toutefois le chercheur. Les démographes interrogés par franceinfo se tournent aujourd'hui vers les Antilles. Michel Poulain a ainsi identifié la Martinique comme un nouvelle "zone bleue" sur son site. Les centenaires y sont deux fois plus nombreux qu'ailleurs en France, écrit-il.

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