Cet article date de plus d'un an.

Vrai ou faux L'uniforme à l'école permet-il d'atténuer les inégalités entre les élèves ?

Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
L'école primaire privée La Cordée, à Roubaix (Nord), impose une tenue unique pour les élèves de l'établissement, photo prise le 26 janvier 2023. (THIERRY THOREL / VOIX DU NORD / MAXPPP)
Rien ne permet de démontrer l'efficacité de l'uniforme sur les inégalités sociales en milieu scolaire, même s'il offre un certain "camouflage social". Une politique de l'uniforme mal conçue et pensée localement peut même produire les effets inverses et se révéler discriminante.

"Gommer les différences", "réduire les inégalités", "prévenir les violences"... En plein débat sur l'interdiction du port de l'abaya à l'école, les vertus de l'uniforme à l'école sont remises au goût du jour par la classe politique. Gabriel Attal, ministre de l'Education, a déclaré lundi 4 septembre sur RTL que "les modalités d'expérimentation" pour "tester" la tenue unique dans les établissements scolaires seront présentées "à l'automne". Une annonce raillée par l'opposition, qui y voit une façon d'éviter des sujets plus importants.

Il faut dire que ce sujet est loin d'être nouveau : abandonné par les écoles publiques françaises en 1968, l'uniforme est réapparu il y a vingt ans dans le débat public. En 2003, le ministre délégué à l'Enseignement scolaire, Xavier Darcos, le voyait par exemple comme une potentielle solution "au racket et à la violence". Aujourd'hui, c'est Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d'Etat chargée de la Ville, qui se dit favorable à l'expérimentation d'une "tenue scolaire dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville", afin de "réduire les inégalités".

Le maire RN de Perpignan, Louis Aliot, souhaite de son côté l'expérimenter dans sa ville, "pour habituer les élèves à être sur un même pied d'égalité", comme il l'a déclaré mercredi 30 août sur CNews. Alors, l'habit unique en milieu scolaire permet-il vraiment d'atténuer les inégalités, comme le suggèrent la ministre et l'élu local ? Que disent les scientifiques à ce sujet ?

"Un moyen d'éliminer les distractions" 

Pour comprendre l'utilité première de l'uniforme scolaire, il faut remonter au XVIe siècle en Angleterre, dans des écoles caritatives comme le Christ's Hospital de Londres. Ces institutions, fondées par les paroisses, ont pour mission d'accueillir et instruire les orphelins et les enfants les plus démunis. L'uniforme leur est fourni gratuitement. Trois siècles plus tard, les uniformes sont devenus courants, parallèlement à l'enseignement obligatoire. 

"Le camouflage social était l'une des principales raisons pour lesquelles les uniformes ont été instaurés en premier lieu. C'était un moyen d'éliminer les distractions et la honte de ne pas avoir de vêtements 'corrects'", explique à franceinfo Johanna Reidy, maîtresse de conférences en santé publique à l'université d'Otago, en Nouvelle-Zélande. Même si c'est de manière imparfaite, l'uniforme contribue effectivement à effacer les inégalités sociales, selon la chercheuse.

Cet argument revient souvent : Brigitte Macron, qui a porté une jupette et un pull bleu marine pendant quinze ans, estimait par exemple, dans un entretien accordé au Parisien le 11 janvier, que l'uniforme "gommait les différences". Au même moment, le député RN du Loir-et-Cher, Roger Chudeau, avait présenté à l'Assemblée nationale une proposition de loi pour "le port d'une tenue uniforme".

Le texte, finalement retoqué, justifiait la généralisation de l'uniforme à l'école par l'existence de "marqueurs sociaux qui (...) révèlent les différences de niveau de fortune" des parents d'élèves, conduisant à la "jalousie", voire à "des violences entre élèves".

Pas ou peu d'impact sur le comportement

L'opération "camouflage" est-elle donc vertueuse ? "En surface, oui", répond Michel Tondellier, enseignant-chercheur en sciences de l'éducation au Laboratoire caribéen de sciences sociales (LC2S) de l'université des Antilles. En Martinique, où près de 27% de la population vit sous le seuil de la pauvreté selon l'Insee, l'uniforme permet en façade de "lisser l'apparence des élèves, qui pouvait susciter des moqueries et des formes de harcèlement", observe le sociologue. Il peut aussi éviter les formes de jalousie, selon Johanna Reidy, en éliminant ce qu'elle appelle "la tenue compétitive", cette pression sociale liée au port de marques coûteuses. Mais la tenue unique n'efface pas tout.

"Les gens montreront toujours leur statut avec des chaussures, des accessoires, des sacs à dos, des téléphones... A moins que l'école ne soit très stricte, il y aura des moyens de signaler votre richesse."

Johanna Reidy, chercheuse en santé publique à l'université néo-zélandaise d'Otago

à franceinfo

L'uniforme "supprime les pires aspects visibles de l'inéquité socio-économique, mais n'élimine jamais celle-ci", juge encore la chercheuse. "Votre être social est défini par votre éducation, votre origine, votre manière de parler, abonde Michel Tondellier. En deux minutes, les élèves savent de quel milieu vient l'enfant qu'ils ont en face d'eux." 

Que nous enseigne la littérature scientifique concernant le port de l'uniforme en milieu scolaire ? "Il n'existe aucune étude qui démontre un lien entre uniforme et réduction des inégalités sociales", rappelle le sociologue. Une étude américaine de l'université d'Etat de l'Ohio, publiée en 2022, suggère même que l'uniforme n'a pas ou peu d'impact global sur le comportement des élèves, leur assiduité, pas plus qu'il n'en a sur l'anxiété, le repli sur soi, la violence ou le sentiment d'appartenance.

Le style comme mode d'expression

Dans cette étude, menée sur plus de 6 000 élèves américains, de la maternelle au CM2, les auteurs ont toutefois constaté que les élèves issus de milieux modestes portant l'uniforme se montraient "légèrement plus assidus" que ceux des écoles qui ne l'exigeaient pas, sans pouvoir l'expliquer.

Qu'en est-il des "violences entre élèves", brandies aujourd'hui comme il y a vingt ans par Roger Chudeau ou Xavier Darcos ? Uniforme ou pas, les taux d'agression, de défiance ou de destruction des biens étaient similaires entre les groupes portant un uniforme et ceux n'en portant pas. Le maire de Provins (Seine-et-Marne), Olivier Lavenka, avait évoqué en 2018 un "sentiment d'appartenance" pour promouvoir l'adoption de l'uniforme dans les écoles de sa ville. L'étude américaine tend à démontrer le contraire : les enfants en uniforme avaient tendance à se sentir moins proches des enseignants et des camarades de classe.

Pour expliquer ce phénomène, l'auteure principale de l'étude américaine, Arya Ansari, avance une hypothèse : "La mode est une façon pour les élèves de s'exprimer, et cela peut constituer une partie importante de l'expérience scolaire. Lorsque les étudiants ne peuvent pas montrer leur individualité, ils peuvent ne pas se sentir autant à leur place".

La conception et le coût posent question

Par ailleurs, traitement égalitaire ne rime pas avec équité. Selon une étude publiée en 2021 par Johanna Reidy, le coût, l'aspect pratique et l'inclusivité de l'uniforme sont autant de facteurs qui peuvent désavantager certaines catégories d'élèves. "Les filles, les minorités ethniques et religieuses, les élèves de divers genres et les élèves les plus pauvres souffrent de manière disproportionnée de politiques d'uniformes mal conçues et de vêtements qui ne répondent pas à leurs besoins physiques et socioculturels", déplore-t-elle dans sa publication. La conception de l'uniforme féminin peut par exemple constituer un obstacle à l'exercice physique. Sur ce point, plusieurs études australiennes ont conclu que les écolières étaient plus actives lorsqu'elles étaient en tenue de sport que lorsqu'elles portaient l'uniforme classique.

Avec l'uniforme, le député RN Roger Chudeau entendait faire respecter la laïcité en évitant "les tentatives répétées d'imposer dans les établissements publics des tenues à caractère religieux ou ethnique", précise-t-il dans sa proposition de loi. "En Angleterre, on voit que la réflexion a été menée assez loin pour essayer de concilier deux objectifs : le droit d'exprimer sa culture à l'école et l'injonction faite à l'école d'offrir des conditions d'enseignement neutre", relève Michel Tondellier. Au Royaume-Uni, où l'uniforme est obligatoire dans 90% des établissements de la maternelle au lycée, il est ainsi courant de voir des élèves porter le hijab, le voile islamique. Toutefois, en 2016, le Premier ministre conservateur de l'époque, David Cameron, a préconisé la fin du niqab (voile intégral) à l'école, en soutenant les institutions publiques qui souhaitaient l'interdire.

Un uniforme scolaire trop onéreux peut également être un frein pour les familles à faible revenu. Ce problème a été documenté dans des pays du monde entier, y compris dans des pays riches comme la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et les Etats-Unis. "Le coût de l'uniforme est moins élevé que les vêtements ordinaires neufs, si l'on regarde sur l'ensemble de la scolarité. Mais cela peut constituer une barrière préalable importante pour beaucoup de familles modestes", confirme Johanna Reidy. "Un uniforme de lycéen coûte entre 330 et 660 euros en Nouvelle-Zélande. C'est une grosse dépense", juge-t-elle.

Une politique nationale pour éviter les discriminations

Reste que, si l'uniforme peut "lisser" certaines inégalités à l'intérieur de l'établissement, il peut en créer d'autres à l'extérieur. Outre-Manche toujours, où l'uniforme avait initialement vu le jour pour habiller des élèves de milieux modestes, cet habit est devenu un signe distinctif pour les classes aisées scolarisant leurs enfants dans des établissements privés et prestigieux. "On va habiller en uniforme les enfants de l'élite. On donne à l'uniforme une fonction de distinction sociale", analyse Michel Tondellier. Une députée britannique a même assuré que certains établissements pratiquaient des prix d'uniformes élevés afin de dissuader certaines familles d'y inscrire leurs enfants. Un processus de sélection officieux par le portefeuille.

A l'inverse, aux Etats-Unis, l'uniforme peut revêtir un caractère stigmatisant, selon cet expert en sciences de l'éducation. "Ce que montrent les études américaines, c'est que les uniformes se mettent en place dans les établissements plutôt défavorisés qui accueillent des élèves issus de l'immigration, ou dans les établissements qui ont des problèmes de gangs", relève-t-il. Pour éviter toute discrimination, le chercheur recommande donc de mettre en place une politique des uniformes concertée sur le plan national, plutôt que local.

"L'uniforme à lui seul ne peut rien contre les inégalités. Si on veut donner à cette politique un minimum de chance d'avoir des résultats, il faut l'accompagner d'une série de mesures complémentaires visant cet objectif."

Michel Tondellier, enseignant-chercheur en sciences de l'éducation à l'université des Antilles

à franceinfo

Pour la chercheuse Johanna Reidy, la tenue unique doit avant tout "favoriser le confort mental et physique, et surtout l'apprentissage". La chercheuse invite les politiques à garder à l'esprit "l'équité, le bien-être et la justice" au moment d'envisager de légiférer sur le port de l'uniforme.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.